Le Président et son gouvernement nous installent encore une fois, en cet anniversaire de la plus grande catastrophe maritime de l’histoire, dans une impasse indigne d’un Etat qui se proclame de droit et se comporte en corsaire.
Il est affligeant et irrecevable de constater, six ans après la disparition tragique de plus de 2 000 naufragés du Joola, que l’Etat refuse de rendre justice aux parents et ayants droit des disparus. Il est scandaleux que, malgré le faisceau d’évidences mis en lumière par les rapports de spécialistes chevronnés en la matière, pas un seul coupable n’ait été condamné sur une base pénale. M. Abdoulaye Wade s’est courageusement réfugié derrière le fait que la plainte collective des parents des victimes n’aurait plus d’objet à partir du moment où le Commandant du Joola, tenu pour seul responsable du naufrage, a disparu en même temps que sa cargaison funèbre. Contre la volonté des ayants droit, M. Wade a également refusé à ce jour l’offre européenne de renflouement gratuit du Joola pour que les parents des disparus puissent enfin observer leur deuil dans des conditions relativement plus humaines.
Or, il revenait au Chef de l’Etat de laisser la justice suivre son cours au lieu de la contraindre à fermer le dossier et à se livrer, avec l’assistance de son Premier ministre d’alors, en l’occurrence M. Idrissa Seck, à un marchandage indigne d’une nation civilisée sur le montant des indemnisations dues aux ayants droit. Malgré la promesse de prendre en charge les enfants orphelins des disparus en tant que « pupilles de la nation », M. Wade n’a pas tenu promesse et a préféré gaspiller l’argent public dans des frivolités criminelles, telles l’érection de la statue tant décriée des Mamelles au coût ahurissant de 12 à 16 milliards ou l’embellissement d’une corniche à hauteur de plus de 400 milliards aggravant ainsi l’instabilité macroéconomique quasi permanente du pays.
Il est encore plus ahurissant de voir toute une nation commencer à oublier son devoir de mémoire vis-à-vis des martyrs du Joola. La mémoire présidentielle et gouvernementale a commencer à vaciller dès qu’elle a vainement tenté d’éluder la responsabilité première et capitale du locataire du palais présidentiel qui a préféré réfectionner à coups de milliards un avion présidentiel qui aurait coûté au Trésor public, au bas mot, près de 30 milliards de francs Cfa, alors que Le Joola parcourrait son trajet funeste avec des moteurs défectueux que 500 millions suffisaient à remplacer et à sauver d’une mort atroce des milliers de martyrs de la désinvolture étatique.
Fidèles à leur réputation de naufragés du droit, les gardiens aux ordres du pouvoir judiciaire ont encore une fois failli à leur mission. Ils ont défendu l’indéfendable, à travers une campagne médiatique indécente, en refusant d’ouvrir le dossier judiciaire du Joola. Que le juge d’Evry ait outrepassé les limites des procédures de la coopération judiciaire qui lie la France au Sénégal ou qu’il y ait été contraint par le mur de silence d’un Etat qui refuse délibérément de livrer les preuves que seul le renflouement du navire aurait pu mettre à jour, le problème reste le même. Et il a été campé par l’Union des Magistrats du Sénégal et par Me Boucounta Diallo ainsi que plusieurs leaders d’opinion qui ont maintes fois rappelé que nous n’en serions pas là si l’Etat ne s’était pas détourné avec tant de cynisme de ses responsabilités.
La classe politique n’a pas non plus été à la hauteur de ces évènements tragiques. Aucun régime, fût-il dirigé par le plus habile manœuvrier politique, ne devrait survivre à une forfaiture de l’ampleur du Joola dont la gestion avant, pendant et après le naufrage montre des signes distinctifs que seuls refusent de voir toute cette bruyante minorité d’affairistes, de clercs du Dimanche et d’intellos de service désespérément accrochés aux basques de l’Exécutif à qui ils ont soumis jusqu’à leur conscience.
Il est encore plus étonnant que pas un seul des guides religieux n’ait cru devoir aider les survivants du Joola a porter leur croix dans la dignité au lieu de les enfoncer dans la résignation ou le fatalisme.
Le naufrage du Joola, c’est au fond le naufrage de la démocratie sénégalaise qui sombre inéluctablement, sous le directoire libéral, dans les bas-fonds de la dictature et du laxisme le plus criminel dans la gestion de la crise casamançaise.
Au-delà, ce sont autant de naufrages qui auront été provoqués et par le Chef de l’Etat, son équipe et son aréopage de laudateurs patentés, et par l’inertie de l’opposition politique qui n’arrive décidément pas à se faire entendre du peuple, se laissant chahuter quotidiennement par leur ancien allié qui mène le jeu, brouille les cartes, tord le bras aux institutions, affame le peuple, sanctionne positivement l’impunité face aux crimes budgétaires, économiques et financiers, maltraite les inondés des bas-fonds et les menace même de déguerpissements massifs en violation de leurs droits humains les plus élémentaires.
On se demande ce qu’attend l’opposition coalisée pour planter devant M. Abdoulaye Wade un niveau de résistance et peut-être de non-violence active supérieure à celle de la machine libérale. L’opposition vient de recevoir en prime l’opportunité inespérée que lui offre la forfaiture de l’ANOCI qui traine les pas pour se faire auditer de façon indépendante et transparente en dehors du jeu politicien macabre qui étouffe les Sénégalais. Les dérives maintes fois constatées de marabouts qui se croient tout permis parce qu’ils tiennent en otage la classe politique toutes tendances confondues ne sont que les prémices d’une crise de société qui dépasse dorénavant les limites de l’entendement.
Le Président de la République s’est contenté cette fois-ci de faire la sourde oreille face aux suppliques désespérées d’orphelins désemparés. Encore une fois, la nation a laissé les parents des victimes seuls face à leur douleur. Il n’y a pas eu une seule manifestation d’envergure portée par la conscience nationale pour ériger un monument à la mémoire des disparus, exiger du Chef de l’Etat qu’il s’occupe des orphelins du Joola mais surtout qu’il renfloue l’épave du Joola qui s’enfonce irrémédiablement, avec ses preuves, dans les fonds vaseux de l’Atlantique. Par dessus tout, l’opinion nationale devrait exiger du locataire du palais présidentiel qu’il rouvre le dossier judiciaire du Joola.
Ce sont ces lignes de fractures, ouvertes, putréfiées, qui nous fondent à penser que la démocratie sénégalaise a encore un long chemin à parcourir.
Jacques Habib Sy
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