Opérateurs télécoms et géants de l'Internet s'opposent sur la mise à jour d'un vieux traité international sur les télécoms, rédigé par une agence de l'ONU.
Le ton se durcit entre les opérateurs télécoms et les géants d'Internet. Depuis quelques jours, ils s'accusent de tous les maux, à coup de tribunes publiées dans la presse et de lettres ouvertes. Au cœur des débats: la question de savoir si les sites Internet doivent payer les opérateurs télécoms pour acheminer leurs contenus jusqu'aux abonnés. Ce sujet brûlant sera discuté en décembre lors d'un Congrès mondial sur les technologies de l'information à Dubaï.
Sur Internet, les relations entre géants du Web et opérateurs télécoms reposent sur un échange de bons procédés. Les prestataires techniques des sites (appelés «opérateurs de transit») et les opérateurs nationaux s'échangent gratuitement leurs données, car les transactions sont censées s'équilibrer sur le long terme entre le volume envoyé et reçu. En cas de déséquilibre, des compensations financières peuvent être prévues par des accords commerciaux.
Ces bonnes relations ont été mises à mal par l'émergence de services très gourmands en trafic, notamment la vidéo à la demande. Lors de la consultation d'un film, beaucoup plus de données transitent du site vers l'abonné que dans l'autre sens. Cette forte asymétrie a déjà provoqué de graves blocages entre sites et opérateurs, au détriment des abonnés. Mi-septembre, l'UFC-Que choisir a décidé de poursuivre Free devant la répression des fraudes. Elle lui reproche de ralentir le chargement des vidéos de YouTube, en raison du poids qu'elles représentent sur son réseau. Dans une autre affaire, l'Autorité de la concurrence vient de donner raison à Orange, jugeant qu'il était en droit de demander une rémunération supplémentaire pour avoir acheminé le trafic considérable du site de téléchargement MegaUpload, avant sa fermeture.
Une chance «unique» pour les opérateurs
Les discussions, déjà très tendues à l'échelon national, se hissent maintenant au plus haut niveau. En coulisses, les opérateurs télécoms s'activent pour redéfinir le cadre de leurs relations avec les géants du Net en profitant de la mise à jour d'un traité de 1988, qui régit les tarifs internationaux des télécommunications. Ce texte poussiéreux, rédigé du temps des vieux monopoles d'État dans les télécoms, doit être modernisé pour y insérer des notions d'innovation et de concurrence. Les discussions ont lieu sous l'égide d'une agence de l'ONU, l'Union internationale des télécommunications (ITU).
L'Etno, l'organisation qui représente les opérateurs historiques européens, voit dans ce nouveau traité une chance «unique» de «réaligner» la situation en sa faveur, en faisant participer directement les géants du Net à l'investissement dans les réseaux. Elle formule deux propositions. D'abord introduire une notion de qualité de service pour certains échanges, comme la vidéo. YouTube pourrait devoir payer s'il veut que ses contenus transitent sans heurts jusqu'aux abonnés, notamment sur mobile. En complément, l'Etno veut aussi se réserver la possibilité de faire payer des sites en fonction du volume de données qu'ils leur envoient.
«Une vision d'opérateur téléphonique»
Les groupes Internet et leurs soutiens rejettent ces deux propositions et veulent conserver le modèle économique actuel. «Les opérateurs veulent être les gardiens des tubes et en plus du contenu», explique au Figaro Frédéric Donck, responsable en Europe de l'Internet Society, une ONG qui milite pour un Internet ouvert. Leurs propositions «visent à appliquer à Internet une vision d'opérateur téléphonique. Or, il est inimaginable de vérifier le volume et la quantité de données à chaque passage sur l'un des 40.000 réseaux qui constituent Internet», estime-t-il.
Pour justifier leur attachement au statu quo, les géants de l'Internet affirment être les garants de la «Net neutralité». Les données qui transitent sur Internet ne doivent subir aucune discrimination selon leur source, leur destination et leur contenu. Au passage, ils mettent aussi en garde contre une vague de propositions politiques de la Russie, de l'Inde ou de la Chine qui souhaitent introduire dans le traité des obligations en termes de cybersécurité afin de mieux contrôler les réseaux. «Ce qui va se jouer à Dubaï, c'est l'avenir du Web», alerte Benoît Tabaka, secrétaire général de l'Association des services Internet communautaires (Asic), qui organisait une conférence de presse mardi.
Internet à deux vitesses
Les opérateurs rétorquent qu'il n'y a pas matière à s'inquiéter. Leurs amendements n'introduiraient qu'un cadre de négociations commerciales «facultatives». Il n'y aurait donc pas de risque de voir s'instaurer un Internet à deux vitesses, l'un peu cher et de mauvaise qualité, l'autre performant, avec une qualité de service garantie et l'accès à tous les sites, disent-ils. «L'opérateur qui n'assurera pas une bonne performance perdra ses clients», a promis l'Etno dans une réponse écrite aux accusations de l'Internet Society.
Les 193 États-membres de l'ITU doivent parvenir à un consensus lors de la conférence de Dubaï du 3 au 14 décembre. Les opérateurs historiques européens semblent être en position de force. Ils ont rencontré mardi José-Manuel Barroso, président de la Commission européenne. «La lutte est portée dans un forum qu'ils maîtrisent», a estimé Mathieu Weill, qui dirige l'organisme en charge des noms de domaines français (Afnic), lors de la conférence de l'Asic. «Ces propositions n'ont pas eu de répondant depuis dix ans, la révision du traité est pour eux une nouvelle plate-forme de revendication», prévient Frédéric Donck.
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