[Entretien] Tout comprendre de la dette publique avec le Pr Magaye Gaye, économiste

Au Sénégal, en 2023, la dette de l’État central a atteint 15 664 milliards de FCFA, soit l’équivalent de 83,7% du produit intérieur brut (PIB). C’était une révélation faite par le gouvernement le jeudi 26 décembre lors d’une présentation d’un rapport sur l’état des finances publiques du pays entre 2019 et 2023. Comment comprendre l’enjeu de la dette publique pour une économie d’un pays en développement  comme le Sénégal? Dans cet entretien, Pr  Magaye Gaye, économiste international revient sur l’impact et les mécanismes de remboursement de la dette publique d’un pays.

Quels sont les différents types de dettes que peut contracter un pays en développement ?

Un pays en développement peut contracter différents types de dettes pour financer ses projets, ses infrastructures ou pour stabiliser son économie. Voici les principaux types de dettes :

1. Dette extérieure : Il s’agit de la dette contractée auprès de créanciers étrangers, des prêts bilatéraux, multilatéraux et des émission de titres sur les marchés financiers internationaux comme les eurobonds

2. Dette intérieure : C’est la dette contractée auprès de créanciers domestiques, comme les banques locales, les entreprises ou les particuliers, généralement sous forme d'obligations ou de bons du trésor.

3. Dette commerciale : c’est une dette obtenue auprès d'institutions privées, comme des banques commerciales ou des investisseurs privés.

4. Dette concessionnelle : Elle est obtenue à des conditions avantageuses, souvent auprès d'institutions internationales ou de pays donateurs, avec des taux d'intérêt faibles et des périodes de remboursement plus longues.

5. Dette liée aux investissements directs étrangers (IDE) : Engagements financiers contractés pour attirer des capitaux étrangers, souvent associés à des infrastructures ou des projets stratégiques.

6. Dette liée à l’aide liée : Prêts ou crédits obtenus dans le cadre de programmes d'aide où une partie des fonds doit être utilisée pour acheter des biens ou services provenant du pays prêteur.

7. Dette climatique ou environnementale : Prêts contractés pour financer des projets liés au climat ou à la transition énergétique, souvent dans le cadre d'accords internationaux.

8. Dette cachée : Dette non déclarée officiellement, souvent issue de garanties ou d'engagements implicites que le gouvernement a accordés à des entreprises publiques ou à des entités privées.

Pourquoi un État a-t-il besoin de s’endetter ?

La dette publique peut être un levier pour le développement si elle est bien gérée et utilisée dans des projets productifs. Cependant, si elle devient excessive ou mal orientée, elle risque de freiner la croissance et d'aggraver la pauvreté. Une gestion prudente et transparente de la dette est essentielle pour en maximiser les bénéfices.

Quel est l’impact de la dette publique dans le développement d’un pays en développement ?

L'impact de la dette publique sur le développement d'un pays en développement revêt des effets positifs comme négatifs. Pour investir dans les infrastructures, une dette bien utilisée peut financer des projets comme les routes, les hôpitaux, et les écoles, favorisant ainsi le développement économique. Pour stimuler la croissance économique d’un pays, en injectant des fonds dans l'économie, l'État peut soutenir des secteurs stratégiques, créer des emplois et stimuler la demande. Cependant, la dette publique peut avoir des effets négatifs comme : 

·      Le fardeau du remboursement : Les pays en développement doivent souvent rembourser leur dette en devises étrangères, ce qui peut être difficile en cas de dévaluation de leur monnaie ou de faible exportation.

·      Moins de ressources pour d'autres secteurs : Le remboursement des intérêts et du principal réduit les budgets alloués à la santé, à l'éducation, et aux autres priorités nationales.

·      La dépendance vis-à-vis des créanciers : Une forte dette extérieure peut entraîner une perte d’autonomie dans la prise de décisions économiques, souvent dictées par les conditions des prêteurs comme le Fond Monétaire International (FMI)

·      Les risques de crise économique : Un surendettement peut mener à des crises de la dette, comme celles observées dans plusieurs pays africains et sud-américains.

·      Les conditionnalités et austérité : Pour recevoir de nouveaux financements ou restructurer leur dette, certains pays doivent adopter des politiques d’austérité (réduction des dépenses publiques, augmentation des impôts), ce qui peut freiner leur développement social et économique.

Les dettes sont financées à quels taux ?

Les taux auxquels les dettes publiques sont financées varient en fonction de plusieurs facteurs: La notation de crédit du pays : Les pays bien notés (AAA ou équivalent) bénéficient de taux d'intérêt plus bas car ils sont perçus comme moins risqués. À l'inverse, les pays avec une notation plus faible paient des taux plus élevés.

Les taux directeurs des banques centrales : Les taux d'intérêt fixés par les banques centrales influencent directement les taux des emprunts publics.

La maturité des emprunts : Les taux diffèrent selon la durée de l'emprunt. En général, les obligations à court terme (moins de 2 ans) ont des taux plus bas. Les obligations à long terme (10 ans ou plus) offrent des taux plus élevés pour compenser les investisseurs du risque lié à une période plus longue. Sur la base des conditions du marché, les investisseurs demandent des taux plus élevés en cas d'incertitudes économiques ou politiques (par exemple, récessions ou instabilités politiques).

La demande pour les obligations d'État : Si les investisseurs considèrent les obligations d'un pays comme un "refuge sûr", la demande augmente, ce qui peut réduire les taux.

Les taux évoluent constamment en fonction des politiques économiques, des annonces des banques centrales et des tensions géopolitiques.

Quels sont les différents mécanismes de remboursement de la dette publique ?

Le remboursement de la dette publique des États est un processus complexe qui dépend de la situation économique, des politiques budgétaires, et des choix stratégiques du gouvernement. Voici les principales étapes et mécanismes :

1. Gestion des échéances de la dette : Remboursement à l’échéance : Les États remboursent les créanciers (investisseurs ou institutions) à la fin de la durée des obligations ou des emprunts contractés.

Refinancement : Si un État n'a pas les liquidités nécessaires, il peut émettre de nouvelles obligations pour rembourser les anciennes, ce qui revient à "rouler" la dette.

2. Recettes publiques : Les États utilisent leurs recettes fiscales (impôts, taxes, cotisations sociales) pour financer leurs dépenses, y compris le remboursement de la dette.

Une croissance économique plus élevée augmente généralement les recettes fiscales, facilitant le remboursement.

3. Réduction des dépenses publiques : Les gouvernements peuvent réduire les dépenses dans certains domaines (santé, éducation, infrastructures) pour dégager des marges budgétaires et honorer leurs dettes.

4. Excédents budgétaires : Si un État parvient à générer un excédent budgétaire (recettes supérieures aux dépenses), cet excédent peut être utilisé pour rembourser la dette.

5. Restructuration ou renégociation : En cas de difficultés majeures, certains États négocient avec leurs créanciers pour :

·      Rééchelonner la dette (allonger la durée de remboursement).

·      Réduire le montant à rembourser (décote ou haircut).

·      Modifier les taux d'intérêt.

6. Utilisation de réserves ou privatisations : Les États peuvent utiliser leurs réserves financières ou vendre des actifs publics (comme des entreprises d’État) pour réduire leur dette.

7. Inflation et dépréciation monétaire : Une inflation modérée peut réduire la valeur réelle de la dette, car les remboursements seront effectués avec une monnaie qui a perdu de sa valeur.

8. Aide internationale : Certains États endettés reçoivent une assistance financière ou des allégements de dette de la part d’organisations internationales (FMI, Banque mondiale) ou d'autres pays.

9. Défaut de paiement (en dernier recours) : Si un État est incapable de rembourser, il peut déclarer un défaut de paiement. Cela entraîne souvent une perte de confiance des investisseurs et des répercussions économiques graves.

Le choix des moyens dépend des contraintes économiques, politiques et sociales spécifiques à chaque pays.

À quel moment peut-on considérer que la dette constitue une menace pour le développement d’un pays ?

La dette devient une menace lorsqu’elle compromet la souveraineté économique et sociale d’un pays, limitant ses capacités à investir dans le développement durable et notamment lorsqu’elle dépasse un seuil critique, compromettant sa capacité à financer des services publics, stimuler la croissance économique et répondre aux besoins de sa population. Plusieurs pays africains font face à une "crise de la dette", en partie à cause d’une dépendance excessive aux prêts chinois pour des infrastructures mal rentables.

Voici quelques indicateurs et contextes où la dette devient problématique :

1. Ratio Dette/PIB élevé : Lorsque la dette publique dépasse un pourcentage élevé du PIB (souvent 60-70 % dans les économies émergentes, ou 100 % dans les économies avancées), cela peut signaler une incapacité à rembourser la dette sans compromettre la croissance économique.

2. Service de la dette insoutenable : Si une part importante des recettes fiscales est consacrée au remboursement des intérêts et du capital de la dette, les investissements dans les infrastructures, l’éducation, la santé ou d’autres secteurs clés sont limités.

3. Dépendance à l’endettement externe : Une forte dépendance à la dette extérieure expose un pays aux fluctuations des taux de change, rendant les remboursements plus coûteux si la monnaie nationale se déprécie.

4. Taux d’intérêt élevés : Si un pays emprunte à des taux d’intérêt élevés (souvent en raison d’un manque de confiance des investisseurs), cela aggrave le coût de la dette et réduit les ressources disponibles pour d’autres priorités.

5. Absence de croissance économique : Lorsque la dette ne finance pas des projets productifs (infrastructures, industries, etc.), elle devient un fardeau sans générer les revenus nécessaires pour son remboursement.

6. Risque de défaut de paiement : Lorsque la dette atteint un niveau tel que les créanciers craignent un défaut de paiement, les agences de notation dégradent la note du pays, ce qui réduit l'accès à de nouveaux financements ou augmente leur coût.

7. Impact social et politique : Une dette excessive peut mener à des mesures d’austérité (hausse des taxes, réduction des dépenses publiques), engendrant des inégalités, des troubles sociaux et une instabilité politique.

Qu’est ce qui fait qu’un pays soit obligé  de contracter des dettes pour en rembourser ?

Lorsqu’un pays contracte des dettes pour rembourser d'autres dettes, on parle souvent de roulement de la dette ou de la dynamique de la dette publique. Pour éviter ce cycle, les gouvernements doivent travailler à réduire leurs déficits, améliorer leur gestion financière et diversifier leurs sources de revenus.

Quelques raisons qui causent le roulement de la dette

1. Déficit budgétaire chronique : Si les revenus de l’État (impôts, taxes, exportations, etc.) sont inférieurs à ses dépenses (santé, éducation, infrastructures, salaires publics, etc.), il accumule un déficit. Pour combler ce déficit, il emprunte régulièrement.

2. Mauvaise gestion de la dette : Un pays peut avoir contracté des emprunts à des taux d'intérêt élevés ou avec des échéances rapprochées, rendant difficile leur remboursement sans un nouvel emprunt.

3. Faible croissance économique : Si l'économie du pays ne croît pas suffisamment, ses revenus stagnent ou diminuent, mais ses obligations de remboursement restent inchangées. Cela l’oblige à s’endetter davantage pour éviter le défaut de paiement.

4. Crises économiques ou sociales : Les guerres, pandémies, catastrophes naturelles ou autres crises imprévues peuvent contraindre un pays à emprunter pour couvrir les dépenses imprévues.

5. Fluctuations des taux de change : Si une grande partie de la dette est libellée en devises étrangères (comme le dollar ou l'euro), une dépréciation de la monnaie nationale peut rendre le remboursement beaucoup plus coûteux.

6. Effet boule de neige de la dette : Lorsqu’un pays emprunte à des taux élevés, les intérêts s'accumulent, augmentant encore plus la dette. Le pays est alors contraint d'emprunter à nouveau pour rembourser ces intérêts, créant une spirale.

7. Pression des institutions internationales : Certaines institutions comme le FMI ou la Banque mondiale recommandent parfois des emprunts pour restructurer la dette existante, ce qui peut mener à un cercle vicieux.

8. Dépendance aux capitaux étrangers : Les pays dont les économies reposent beaucoup sur des financements extérieurs (investissements ou prêts) doivent régulièrement emprunter pour maintenir leur stabilité financière.

Un pays peut-il rembourser intégralement ses dettes ?

Un pays peut, en théorie, rembourser intégralement ses dettes, mais dans la pratique, cela est rare et dépend de nombreux facteurs économiques, politiques et stratégiques.