L’Assemblée Nationale est saisie d’un projet de loi tendant à octroyer le droit de vote aux militaires des forces armées ainsi qu’aux corps paramilitaires. Ce projet qui rompt avec une longue tradition de neutralité politique des militaires soulève, naturellement, de graves inquiétudes tant au niveau des acteurs de la vie politique qu’aux niveaux des principaux intéressés.
Compte tenu du contexte politique actuel caractérisé par une recrudescence de la violence et la vivacité des affrontements partisans, ce projet de loi qui tend, en définitive, à impliquer les forces armées dans les combats politiciens ne peut que susciter des suspicions quant aux intentions et objectifs poursuivis par les Tenants du Pouvoir. Une simple analyse de ce projet laisse apparaître, clairement, qu’il est, à la fois inopportun et dangereux pour l’avenir des Institutions républicaines et démocratiques.
§ I – LE PROJET DE LOI EST INOPPORTUN
L’inopportunité du texte de loi destiné à assurer aux militaires et assimilés le droit électoral est manifeste. Non seulement, il a été conçu sans consultation du corps politique, comme il sied en la matière, mais, il a été immédiatement rejeté par la quasi-totalité des militaires concernés ainsi que par la société civile dans toutes ses composantes. Ce se traduit, en effet, par une double rupture : rupture du consensus sur le système électoral et rupture du consensus sur la neutralité politique de l’Armée.
I – La Rupture du consensus sur le système électoral
Tout ce qui touche à l’Armée Nationale, dans sa conception comme dans son fonctionnement, revêt une dimension politique nationale. Certes le rôle et la place de l’Armée sont définis par le pouvoir politique. Cela est incontestable. Il appartient, à celui-ci de lui assigner ses différentes missions et de fixer les principes fondamentaux de son organisation et de son fonctionnement.
La tâche première d’une armée consiste, naturellement, à défendre l’intégrité du territoire national contre toute agression militaire extérieure. Tout le monde en convient et reconnaît à l’Armée ce rôle fondamental. Cette mission, essentiellement militaire, est renforcée par la place que l’Armée occupe au sein de la Nation en tant qu’élément de prestige et d’orgueil national. Napoléon III ne disait-il pas, non sans fierté, que « l’Armée reste la véritable noblesse du pays ».
L’Armée peut être, également, chargée, dans certaines circonstances, de réprimer les menaces contre l’ordre public. Certes, les perturbations de l’ordre public relèvent, généralement, de la Police. Mais compte tenu des contacts étroits, établis avec la population, l’Armée peut, très facilement, être impliquée dans les troubles à l’ordre public. C’est pourquoi, de nombreux gouvernements n’hésitent pas à employer l’Armée, non seulement pour réprimer les révoltes, mais, aussi, pour lutter contre les troubles relativement mineurs contre l’ordre public.
Le problème de l’Armée est, donc, un problème crucial, éminemment complexe. C’est pourquoi, toute initiative la concernant, doit être abordée avec une extrême prudence et être étudiée avec minutie avant sa mise en œuvre. Il est, donc, fort étonnant que le projet de loi qui ouvre le droit de vote aux militaires et corps assimilés n’ait pas fait l’objet d’un débat national, ni d’une discussion préalable avec les différents acteurs de la vie politique nationale. Il rompt, ainsi, avec le consensus national dégagé, en 1992, lors de l’élaboration de l’actuel Code électoral. Dans le même temps, il met, gravement, en cause la traditionnelle neutralité politique de l’Armée.
II – La rupture du consensus national sur la neutralité politique de l’Armée.
Le Code électoral, dispose que « ne sont pas électeurs, les militaires des Forces Armées et les membres des forces de Police, de tout grade, en activité, ainsi que les fonctionnaires auxquels leur statut particulier leur enlève le droit électoral ». L’exception, ainsi faite aux militaires et personnels assimilés, de ne pas jouir du droit électoral répond à une tradition ancienne de plus de quarante années. C’est à la suite des événements du 17 Décembre 1962 qui ont opposé le Président Léopold Sédar Senghor à son ancien compagnon l’ex Président du Conseil Mamadou Dia, que la décision a été prise d’interdire le droit de vote aux militaires pour les « soustraire des ambitions politiciennes ».
La neutralité politique de l’Armée, même si elle n’est pas conforme à la tradition républicaine qui considère les militaires comme des citoyens en uniforme, présente des avantages indéniables. Le Sénégal est, en effet, le seul pays, en Afrique de l’Ouest, à n’avoir pas connu, au cours de son histoire, de coups d’Etat militaire. Grâce à cette tradition de neutralité politique qui soustrait les militaires des querelles politiciennes et à la professionnalisation du corps des officiers et sous officiers, l’Armée sénégalaise se présente, aujourd’hui, comme l’une des meilleures armées d’Afrique. C’est, d’ailleurs, à cause de sa réussite que l’interdiction du droit de vote a été étendue à la Police et aux fonctionnaires des Eaux et Forêts, de la Douane et de l’Hygiène publique. Il est, dès lors, fort étonnant, que le pouvoir actuel veuille mettre maintenant fin à la neutralité politique de l’Armée en décidant d’octroyer le droit de vote aux militaires et assimilés. Les arguments développés dans l’exposé des motifs du projet de loi ne sont pas convaincants. Il est dit, entre autres, qu’on vote au Sénégal depuis 150 ans et que le pays « est devenu une démocratie majeure ». Le degré de maturité, ainsi, atteint, « commande une révision des dispositions relatives au corps électoral ». L’autre argument avancé est que le droit de vote est reconnu aux militaires actuellement « dans les démocraties naissantes ou émergeantes » ainsi que dans d’autres « pays de vieille tradition démocratique ».
Comme certains l’ont, déjà, souligné, le degré de maturité du peuple sénégalais ne date pas d’aujourd’hui. C’est ainsi que les militaires ont pu bénéficier du droit de vote jusqu’en 1962. Mais, c’est pour des raisons objectives, que ce droit leur a été retiré. Les acteurs de la vie politique, de l’époque, comme les observateurs de bonne foi n’ont jamais contesté le bien fondé d’une telle décision. A supposer même qu’il soit aujourd’hui nécessaire de réexaminer la question du vote des militaires quarante quatre années après son interdiction, en raison de l’évolution des mentalités et de la consolidation de la démocratie, il s’avère, toujours, nécessaire d’en discuter avec tous les acteurs politiques avant toute prise de décision. Les nombreuses réactions négatives, relevées dans la presse et dans les milieux militaires, montrent que le problème du vote des militaires n’est pas simple car il ne se réduit pas, seulement, à chercher à savoir si les militaires sont ou non des citoyens comme les autres, mais bien de se pénétrer du danger qu’il implique dans l’exercice de la démocratie.
§ II – LE PROJET DE LOI EST DANGEREUX
Le droit de vote est un droit fondamental : c’est le droit de participer à la direction des affaires publiques, soit directement, soit par l’intermédiaire des représentants choisis librement. Il est un droit individuel, accordé à chaque citoyen. L’article 21-3 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 l’a clairement explicité : « la volonté du peuple est le fondement de l’Autorité des pouvoirs publics. Cette volonté doit s’exprimer par des élections honnêtes qui doivent avoir lieu, périodiquement, au suffrage universel, égal pour tous et un vote secret ou suivant des procédures équivalentes assurant la liberté du vote ». L’article 3 de la Constitution sénégalaise actuelle ne dit pas autre chose lorsqu’il stipule « que le suffrage est toujours universel, égal et secret ». La généralisation du droit de vote n’est pas, cependant, le fruit d’une génération spontanée. Il est bien le résultat d’une longue évolution « qui conduisit du suffrage censitaire plus tard corrigé par le suffrage capacitaire en passant par le suffrage universel des hommes pour en arriver au suffrage véritablement universel des hommes et des femmes » . Au Sénégal, on peut constater une évolution similaire : d’abord réservé à quelques citoyens privilégiés (français de souche et originaires des quatre communes), le droit de vote a été étendu, après la seconde guerre mondiale, à tous les sénégalais, des deux sexes. L’universalisation du suffrage a pu souffrir, cependant, dans la plupart des pays, de quelques exceptions dont l’exclusion des militaires du droit de vote. L’histoire politique enseigne, en effet, que l’exercice du droit de vote chez les militaires engendre, toujours, des conséquences néfastes à la cohésion indispensable aux forces armées et conduit, immanquablement, à la politisation de l’Institution militaire.
I – Le danger d’une destruction de la cohésion des forces armées
L’interdiction du droit de vote des militaires a pu se justifier en raison du rôle joué par l’Armée, lors des événements de 1962. Ces événements ont conduit, en effet, les militaires à des choix déchirants. Mais, il faut, cependant, retenir la position fondamentale de l’Armée dans le fonctionnement du système démocratique. Détentrice, avec les forces de Police, du monopole des armes, l’Armée devient un verrou de la démocratie. Elle incarne les plus hautes valeurs républicaines : neutralité politique, professionnalisme, creuset d’intégration et de compétence. Grâce à ces valeurs fondamentales, l’Armée sénégalaise a pu contribuer, tout au long du processus de développement politique du pays, au maintien de la stabilité des Institutions et à la consolidation de la Nation.
Mais, il faut, cependant, prendre garde. Le risque existe d’une destruction de la cohésion des Forces Armées, si demain, le vote des militaires est institué. Comme l’a souligné avec force, Esprit Fléchier, l’Armée est « un corps animé d’une infinité de passions différentes qu’un homme habile fait mouvoir ». Jean Jaurès, dans son ouvrage célèbre, « l’Armée Nouvelle » ne disait pas autre chose, lorsqu’il affirmait qu’il y a, « dans les choses de l’Armée, une conspiration universelle de silence, de mystère puéril, d’esprit de clan, de routine et d’intrigues ». Pour Alfred de Vigny, enfin « l’Armée est une Nation dans la Nation, c’est un vice de nos temps » . De ces différentes affirmations, il convient de retenir le souci majeur de ne jamais s’attaquer au fondement de ce qui fait la force de l’Armée, c’ est à dire la nécessaire cohésion de ses différents corps. En d’autres termes, il faut toujours observer une certaine prudence lorsqu’on aborde et traite les choses de l’Armée.
Dans un récent et très intéressant article, paru dans le journal Walfadjri consacré au Président Léopold Sédar Senghor, l’auteur, y relate la position du Poète Président concernant le phénomène de la militarisation de la vie publique en Afrique. Pour le Président Senghor , l’instabilité politique en Afrique « tient historiquement, au fait que l’indépendance n’a pas été préparée par les anciennes puissances coloniales. Nous sommes arrivés, comme cela, à l’indépendance, sans nous être préparés, ni culturellement, ni économiquement, ni même politiquement ». Analysant les causes de l’instabilité politique, le Président Senghor considère que les coups d’Etat militaires sont une conséquence de l’histoire des ethnies. Il est important, à ce stade de la réflexion, de rappeler que c’est le Président Léopold Sédar Senghor, lui-même, qui avait pris la décision historique d’écarter l’Armée des mouvances politiciennes en interdisant le vote des militaires.
Si donc, aujourd’hui, on décide de revenir sur cette interdiction, sans que les précautions nécessaires soient prises, il est a craindre qu’une telle décision puisse amener à extérioriser les contradictions internes de l’Armée. Point n’est besoin de se voiler la face. Les nombreuses frustrations observées, depuis fort longtemps déjà, au sein du corps militaire, risquent, ainsi, d’être étalées sur la place publique. Il y a, en outre, au sein des forces armées, différentes sensibilités religieuses, sociales et ethniques qui pourront être exploitées par les différents acteurs politiques à l’occasion des compétitions électorales. Les problèmes d’avancement, de nomination aux grands commandements de l’Armée, d’équipement, de formation et de salaires pourront, également, constituer le futur champ de bataille électorale. Ainsi, la politisation de l’Institution militaire fera corps avec l’engagement politique des militaires.
II – Le danger d’une politisation de l’Institution militaire :
C’est parce que l’Armée sénégalaise a été, jusqu’ici, placée hors du jeu politique et a, tout le temps, observé une neutralité politique et manifesté un réel esprit républicain, que le Sénégal a pu préserver sa stabilité politique. C’est, ainsi, qu’à l’occasion des grandes crises que le pays a connus (1962,1968,1988 etc..) que l’Armée a pu aider le pouvoir politique à retrouver la voie de la sagesse. C’est à cause de cette neutralité politique, que l’Armée sénégalaise a pu sauver le régime dans des situations désespérées. C’est cette même neutralité politique de l’Armée qui a été saluée, à l’époque, par l’actuel Chef de l’Etat du Sénégal. Le Président Abdoulaye WADE ne disait-il pas, en 1988, « on ne doit pas pousser les militaires à la politique car ils ont les mêmes diplômes que nous, en plus, ils ont des armes et savent tirer » .
Or, il est manifeste que le projet de loi tendant à donner le droit de vote aux militaires et corps assimilés va dans le sens contraire de ce que disait, avec véhémence, l’auteur d’ « Un Destin pour l’Afrique ». Il faut donc, à tout prix, éviter aux militaires de faire des choix politiques. Les exemples vécus dans de nombreux pays africains n’incitent, en effet, pas à l’optimisme. Dans tous les pays du Continent où l’Armée a été mêlée à la chose politique, l’instabilité s’est installée de manière durable. Les coups d’Etat militaires constatés, ça et là, ont eu, généralement, pour cause, l’intégration de l’Armée dans le champ politique. Les conséquences ont été souvent dramatiques : partout l’instabilité et le recul de la démocratie, la violence et la désorganisation du tissu social. Ainsi donc, le danger est réel de vouloir une implication de l’Armée dans le jeu politique par le transfert de la décision politique.
CONCLUSION
Que retenir, donc, de ce projet de loi relative au vote des militaires et corps assimilés ? Tout d’abord, on reste confondu devant la précipitation avec laquelle, le Gouvernement a élaboré son projet, l’a fait approuvé par le Conseil des Ministres et l’a soumis à l’Assemblée Nationale, et, ceci, sans consultation des acteurs politiques et sans débat national dans un domaine aussi sensible.
Certes ! le droit de vote est un acte civique majeur. Mais on avait fini par admettre que l’Armée nationale devait être mise à l’écart du jeu électoral en raison de la nécessaire neutralité qui doit, en toute circonstance, garantir l’objectivité de son action. Les exemples sont nombreux d’une immixtion des militaires dans la vie politique ayant entraîné de graves conséquences dans le fonctionnement de la démocratie. La plupart des pays de la Sous Région Ouest Africaine ont connu des situations de déstabilisation du système politique en raison de l’intervention de l’Armée. Dans les périodes de troubles créés, les militaires, qui détiennent la force matérielle, ont, en effet, tendance à s’emparer du pouvoir politique. Evitons un tel danger pour notre pays en ne donnant pas le choix politique aux militaires. Faisons en sorte, qu’en toute circonstance, l’Armée nationale qui est l’instrument d’action de la Nation reste au service exclusif de celle-ci.
Me Mamadou DIOP
COLONEL (CR)
DOCTEUR EN DROIT
DIPLOME DE L’ECOLE
D’ETAT MAJOR DE PARIS
ANCIEN MINISTRE
DEPUTE A L’ASSEMBLEE NATIONALE
AVOCAT A LA COUR
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