Une vraie foi de connard

 « La religion n’est plus qu’un marché
aux puces où l’on troque avec le ciel »
L. LANDRY

Ce qui s’est passé la semaine dernière à Touba devrait inquiéter, et susciter plus qu’un simple agacement. Un chef d’Etat, soit-il le mieux élu, n’a pas le droit de puiser dans le parc automobile de l’Etat pour contenter son marabout. Je ne veux pas m’attarder sur les conditions dans lesquelles ces « huit-cylindres » pimpantes ont été offertes, puis rachetées par l’Etat dans des conditions douteuses. Mais j’imagine la détresse de tous ces chefs religieux qui regardent, impuissants, le spectacle que ce troubadour de président leur offre. Alors qu’ils demandent, depuis huit ans, si ce n’est un égal respect, du moins, un traitement équitable, voilà un nouveau coup porté à la fonction présidentielle. Mais ce moment, Abdoulaye Wade l’a attendu trop longtemps pour ne pas en jouir avec tout le faste requis. Son rêve de toujours a été de discréditer le pouvoir maraboutique, qui a toujours soupçonné en lui un roublard prétentieux. Wade a utilisé tous les symboles de l’Etat pour arriver à cette même fin. Quand il allait rendre visite à Serigne Saliou Mbacké, il s’arrangeait pour que les mallettes d’argent que transportait son chauffeur Diané ou son aide de camp Cissokho soient bien visibles. Quand il a pensé avoir bien apprivoisé Touba, il s’est permis ce que personne n’osait imaginer, inscrire le vénéré Cheikh Saliou sur les listes de la coalition Sopi aux élections locales de 2002.
Il faut avoir la grandeur d’âme de Serigne Saliou, pour résister à un homme comme Wade. Mais rien ne peut empêcher ce donateur compulsif de récidiver. Je disais que le rêve de toujours de ce président de la République atypique est de mettre la fonction de khalife général par terre. La banaliser comme il a banalisé la fonction présidentielle, la désacraliser comme il a désacralisé la fonction présidentielle. Le culte de la luxure est une des marques de son régime flamboyant. Or, c’est avec ce goût et cette dépendance aux sinécures que le chef de l’Etat essaie d’infecter des gens qui ont, depuis leur père fondateur, inscrit leur action dans une totale dévotion à Dieu et une fidélité sans faille à la terre. La vie de Cheikh Saliou n’était en rien différente de celle de Serigne Touba : Il la partageait entre sa natte et sa bouilloire. C’était un bonheur de voir cet ascète capable de mobiliser des milliards en quelques heures, vivre avec autant de sobriété, le Coran à la main. C’est cette image que le président de la République s’attèle à détruire. Comme toujours, il ne donne jamais ce qui est à lui.
Mais Abdoulaye Wade n’est pas notre seul danger. Il a un fils perfusé du même libéralisme voyou qui pense avec le zèle d’un néo converti que pour avoir le pays, il faut avoir Touba. Après les 50 millions pour la construction de la mosquée de Gouye Mouride, Karim Wade s’est encore illustré cette année avec 100.000 hectolitres d’eau et des camions-citernes pour « contribuer à l’amélioration de la distribution de l’eau des millions de fidèles ». C’est ainsi que Adama Sall met les moyens de l’Etat au service de la Génération du concret.
Mais faut reconnaître à Karim Wade ce brin de génie qui manque à de nombreux politiciens débutants. Ses relations avec Serigne Bara datent d’avant l’installation du nouveau khalife. Quand quelques petits-fils de Serigne Touba ont voulu s’opposer à la venue du fils du chef de l’Etat dans la cité religieuse l’année dernière, Serigne Bara a été le seul à avoir usé de son autorité pour calmer les protestants. Des proches du khalife ont jugé utile, récemment, de démentir des rumeurs selon lesquelles le saint homme serait en froid avec le fils du président de la République.
Ce que Wade a réussi dans ce domaine, aucun autre chef d’Etat ne l’a réussi avant lui. En dehors de quelques récalcitrants, tous les adeptes du mouridisme marchand, de Modou Kara à Cheikh Bethio Thioune, ont été domestiqués.
Sa politique des cadeaux fait de nombreux adeptes du Sopi de connivence. MaisDieu seul sait ce que son racolage spirituel, fondement de sa nouvelle laïcité, va produire de bon. C’est en son nom que Wade se permet toutes les entorses à la loi républicaine, qui veut que nous soyons traités équitablement quelles que soient notre ethnie, notre religion et notre... confrérie.
Le bon traitement de la famille de Serigne Touba, les disciples mourides du monde entier s’en occupaient bien. Ils ont construit des routes, décoré des mosquées quand l’opposant Abdoulaye Wade pensait encore à ses vacances à Versailles. C’est avec les biens de l’Etat et l’argent du contribuable qu’il s’est découvert subitement une vocation de Zakat House. Cette offre seigneuriale n’est malheureusement pas sans arrière-pensées politiques. Wade fréquente assidument Touba depuis dix ans que sa foi lui est revenu en entier. Il n’a jamais mis les pieds chez Serigne Bara Mbacké. Qu’il fasse preuve de tant de sollicitude devient forcément suspect. Depuis que le nouveau khalife général a été installé dans ses fonctions, le président de la République se cherche des portes d’entrée. Avec un mode de calcul sournois, puisqu’il s’est dit que ce qu’il n’a jamais réussi avec le fils, il peut le réussir avec le petit-fils. Ce que cet activisme providentiel a produit jusqu’ici, c’est un retour en grâce de Mbaye Jacques Diop, qui est loin d’être un exemple de probité morale, la suspension des missions d’audit du CRAES, et bientôt, le retour en grâce d’Idrissa Seck. La politique de dialogue de Serigne Bara Mbacké a certainement quelque chose de noble et d’utile quand, subitement, le pays tout entier se retrouve dans une impasse, du fait de l’entêtement d’un seul homme. Mais tous les bandits de grand chemin se sont rués dans cette brèche grande ouverte. On gagnera certainement pour la paix civile, mais la justice et la morale attendront.
Il y a sept ans, il avait fait faire une mouture spéciale de la nouvelle Constitution dans laquelle disparaissait toute référence à la laïcité. Parce que pour le nouveau président déjà élu, la religion d’Etat était déjà la sienne. Je disais à un ami à quel point j’ai été choqué de voir le même homme distribuer des milliers d’hectares à des chefs religieux à Dakar, et le lendemain, envoyer des responsables du cadastre pour récupérer une partie du cimetière chrétien Saint-Lazarre. Ce que ce nababisme effréné produit de rassurant, c’est que les mourides, au nom de qui il semble agir, sont les premiers à être heurtés par son parti-pris. Il écœure tous les esprits conscients de la dérive confrérique et de la division religieuse dans laquelle il veut installer ce pays. Ce qui rend Wade dangereux justement, c’est qu’il sait quelle utilisation il peut faire du mouridisme d’embrigadement. Il sait qu’il pourra se servir de toutes ses actions détestables comme une armure, et ceux qui s’attaqueront à lui seront considérés comme des ennemis du mouridisme. Il a transformé  ce pays en un grand organisme de charité qui ne donne qu’aux riches et à ceux qui seront capables de lui rembourser dans les urnes. Ce que j’ai trouvé déplacé dans son offre suffisamment, c’est qu’il traîne ces huit cylindres dans la même ville où il y a deux ans, il promettait de lancer les usines d’éthanol, pour réduire notre dépendance au pétrole.
Je ne suis pas là pour clamer ma wadophobie. Il n’y a rien de détestable chez cet homme, si ce n’est l’irresponsabilité avec laquelle il force ce pays vers le précipice. Je ne comprends toujours pas comment le grand conquérant du 19 mars 2000 que nous avons fêté en libérateur a pu se transformer en un monarque gaga en si peu de temps. Nous lui avons ouvert un boulevard fleuri, et il a pris le premier virage qui mène à l’impasse. Il faut dénoncer son populisme dangereux, quitte à affronter les irréductibles qui pensent que s’attaquer à Wade, c’est s’attaquer à Serigne Touba. Je ne juge pas une confrérie, je juge un homme. Sa présidence est une tragédie. Il a soumis tout le pays, avili son opposition, mais il n’arrive pas à gouverner.