<<Toutes les ambitions sont légitimes,
excepté celles qui s’élèvent
sur les misères ou les crédulités de l’humanité. >>
Joseph CONRAD
Le président de la République a eu l’estomac coupé lundi, en prenant connaissance du taux de participation des militaires aux législatives, et il y a de quoi. La soldatesque obéissante lui a torché la cuirasse avec ses bulletins bleu marine, bleu gendarmerie. Il a pesté sur la hiérarchie militaire, l’accusant de trahison, menaçant de revenir sur cet acquis « démocratique » que constitue « le vote des militaires ». Il s’en est voulu d’avoir trop nourri ses enfants soldats, au point de les rendre paresseux et inaptes au combat électoral. Il a tout fait pour ses chefs. Des indemnités de logement passées de 150 000 à 500 000 francs Cfa, des nominations à tout va : les colonels qu’il recevait en audience étaient assurés de passer le grade de général à leur sortie, à une vitesse telle que son conseiller défense français lui a poliment fait savoir que ces nominations obéissent à un certain ordre et à une certaine nomenclature. Dans l’armée comme un peu partout, il a pourri la tête avant de laisser le corps entier à l’abandon, et c’est pourquoi il exige autant de respect. Il méprise les insignes. Il croit que même nu, il sera acclamé comme un roi.
C’est le gros de la troupe, coupée de son élite, qui a réagi, et qui vient de dire qu’il a, comme tout le monde, un cœur qui bat. Il y a quelques semaines, les blessés et invalides de guerre ont osé planifier une manifestation sur les grilles du palais pour rappeler à leur « commander in chief » qu’ils existent encore. Ils ont été reçus avec les horreurs, tabassés et chassés comme des malpropres.
Chez les hommes de troupe, la solidarité de groupe a une profonde et sincère signification. On ne peut pas traiter de cette façon ceux qui ont servi partout, en Casamance, en Guinée Bissau, au Libéria, le vendredi, et espérer un aleluya de leurs frères d’armes le dimanche. On ne peut pas agir avec eux comme s’il s’agissait d’une communauté de moutons.
Ce que le caporal Daouda Samb a fait sur les grilles du palais de la République, symptôme d’un post-traumatisme aigu, n’est pas un acte isolé d’un aliéné mental. La migraine sociale a gagné la troupe, et elle ne se règle pas à doses successives d’indemnités qu’on accorde aux uns et qu’on refuse aux autres.
Prions pour nos malheureux soldats (28%) tombés sur le champ de bétail, et saluons le courage de tous ceux qui ont résisté au clocher et à l’obole du Sopi. On ne les tuera pas, on ne les déshonorera pas, et tant mieux si l’âme de la patrie en est sauve. Ils ont refusé la béatification d’un macchabée.
La politique est un monde à part. Les assassinats y sont légion, et les tirs amis en sont la moisson. Or, depuis que nous sommes indépendants, nous avons appris à nos valeureux soldats le sens de l’honneur et la force du mérite. C’est ce qui en fait un creuset national où un Keita, un Faye ou un Sow y ont les mêmes chances d’accéder au suprême commandement qu’un Tavarez ou un Gomis. Elle était, jusque-là, la meilleure incarnation de ce qu’est un peuple, un but, une foi, autre sanctification du commun vouloir de vie commune. Un bricoleur illuminé a voulu convertir, chez cette grande muette, le langage des armes en langage des urnes : du tout pour la patrie au tout pour le parti.
Abdoulaye Wade a, le premier, rompu cette unité nationale, en nommant le même jour le colonel Gaye, fils de son ami de Kébémer Karim Gaye, parrain de son fils, général et chef d’Etat-major des armées. Comme il a décidé un jour de mettre Serigne Saliou Mbacké tête de liste de la coalition Sopi à Touba Mosquée.
Il y a une tentation à jubiler face à ce qui, de toute évidence, sera un grand camouflet pour Wade et son régime. La conscription n’a pas fonctionné comme prévu, et l’opposition a bien raison de fêter la victoire du « refus ». Abdoulaye Wade avait fait de la forte participation de l’armée à la présidentielle une victoire personnelle. Il avait, dès le 26 février, lendemain de son élection, appelé les Sénégalais à voter massivement aux législatives, pour lui donner les moyens de gouverner. La faible participation, même si elle ne signifie pas nécessairement une victoire du boycott, est une faillite démocratique et une défaite personnelle pour le président de la République. On sait la victoire largement acquise. Deux camps s’opposaient. Le camp de la participation et le camp du boycott. Et assurément, le camp gouvernemental a déjà perdu d’avance le pari de la mobilisation.
La coalition Sopi commence déjà à voir en Macky Sall sa tête de turc. Le premier ministre de Wade est frappé du syndrome du mal aimé. Tous ceux qui ont été là les années de la toute puissance Tanor Dieng le savent, il ne fallait jamais montrer sa photo à la Une d’un journal, au risque de faire 100% d’invendus. Cette guigne est restée collée à sa tignasse jusqu’à la fameuse déroute du 19 mars 2000. Macky Sall a le même problème, mais il serait injuste de lui faire porter le chapeau. Abdoulaye Wade n’aurait pas fait mieux. L’une des rares fois où il a tenté de ravir la vedette à son poulain, il s’est fait huer copieusement.
Il est le seul artisan de cette déroute républicaine. Il s’est fermé à tout dialogue avec son opposition, pour mener jusqu’à son dernier terme son calendrier électoral, insensible à tous les appels à la raison. Il a, tout seul, orchestré le parachutage de l’armée et de la police sur le champ politique.
Remercions le ciel, chers lecteurs. Si le gros de la troupe n’avait pas refusé la capitulation, nous aurions assisté en direct à l’enterrement de notre armée nation. C’est d’ailleurs lui manquer de respect, que de dire qu’elle ne comprend rien des enjeux des législatives. C’est parce qu’elle sait, contre un avis que j’ai défendu dans ces colonnes par souci républicain, qu’il ne sert à rien de voter. C’est devenu plus vrai, avec un Sénat nommé par-dessus la tête des députés pour légitimer un autre complot contre la République. Et si cela doit sonner comme un réveil pour ceux qui croyaient que la messe était déjà dite, disons amen. Dieu le père a peut-être commencé à reconnaître les chiens parmi les siens.
Si les jeunes de Cambérène ont si énergiquement réagi contre sa venue sur leurs terres, c’est certainement par dépit pour son parti pris confrérique trop ouvert. On ne peut pas aussi impunément, et sans la moindre décence, offrir 300 millions pour la construction d’une mosquée, dans un quartier de baraquements et de vieilles gargotes où manger trois repas est devenu un luxe. Le plus grotesque, c’est évidemment son fils, qui offre 50 millions de francs Cfa à grands renforts de publicité, alors que son père a déclaré à la face du monde que depuis six ans, il travaille comme bénévole au service du pays. C’est cela prendre tous les gens de sa génération, qui ont été à l’école comme lui, pour des cons. Il ne faut donc pas s’étonner que tout ceci se transforme en un dépit électoral mal contenu. Les prix des denrées ont augmenté dès le lendemain des élections, les coupures d’électricité ont repris, et il ne faut pas s’étonner que ceux qui scandaient Gorgui dolli gnou en ont déjà ras-le-bol. Ils n’iront pas voter. Nous allons, à n’en pas douter, vers des records d’abstention.
Le morcellement du territoire national est le dernier moyen que le pouvoir a trouvé, après avoir épuisé son arsenal législatif, pour fouetter l’orgueil des populations, et les inciter à aller voter. C’est la seule raison de ce nouveau découpage, alors que Matam, la première région sortie de son sac de magicien pour la prendre au Parti socialiste, manque de tout. Cet homme aura passé tout son septennat à inlassablement découpler et à découper, à toujours opposer région contre région, religion contre religion, au nom de son ambition démesurée pour son pays. Il veut être acclamé, se battre à la tâche pour que son œuvre lui survive, que sa défroque tienne debout toute seule, même quand il ne sera plus là.
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