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En Tunisie, les craintes d'une dérive de Kaïs Saïed vers un régime plébiscitaire

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En Tunisie, les craintes d'une dérive de Kaïs Saïed vers un régime plébiscitaire
Tétanisée par la popularité du président tunisien Kaïs Saïed, une partie de la classe politique et de la société civile regarde avec inquiétude la prolongation de ses pouvoirs d'exception. La marginalisation des corps intermédiaires – partis politiques, associations de la société civile – alimente les craintes de dérive vers un régime plébiscitaire.

Une légère brise souffle sur le Golfe de Tunis, rafraîchissant la centaine de Tunisiens qui se prélassent sur la plage de Carthage Amilcar, au nord de la capitale, dans l'atmosphère insouciante d'une fin d'août. Au bout de la fine bande de sable se dresse un portail sous bonne garde. C'est derrière ces grilles, depuis le palais présidentiel de Carthage, que le chef de l'État tunisien Kaïs Saïed a provoqué un véritable ouragan dans la classe politique tunisienne en suspendant "temporairement" le Parlement et en renvoyant le chef de gouvernement, le 25 juillet dernier.

Cette décision à la légalité controversée avait alors été accueillie par des manifestations de soutien populaire, où se mêlaient l'exaspération face à plusieurs mois de blocage politique au Parlement et une attitude revancharde contre Ennahda, le parti islamo-conservateur qui détenait le plus important groupe parlementaire.

Un mois plus tard, c'est avec un simple post Facebook, publié tard dans la nuit du 24 au 25 août, que le président tunisien a prolongé les pouvoirs d'exception qu'il s'était arrogés. Entre-temps, un froid est descendu sur une partie de la classe politique, du secteur de la justice et du monde des affaires. Des inquiétudes suscitées par le fait que les cibles du coup de Kaïs Saïed ne sont plus des entités abstraites – le parlementarisme, la corruption, l'islamisme politique – mais des personnes physiques d'horizon très divers.

"Prisonnier politique"

"C'était un véritable kidnapping !", s'exclame Cyrine Ayari en se remémorant l'arrestation de son mari, le député Yassine Ayari, le 30 juillet dernier. Ce dernier, membre du petit parti indépendant "Amal wa Aamal", avait exprimé son rejet du coup présidentiel sur Facebook. La veille de son arrestation, il publiait encore un long post dénonçant la "monarchie populiste militaire" en train de se mettre en place.

La suite a traumatisé toute sa famille. "Vers 13 h 30, une vingtaine d'hommes en civil avec des talkies-walkies sont arrivés chez nous. Ils ont bloqué les rues avec leurs voitures, des 4 x 4 Toyota blancs sans aucune insigne. Ils refusaient de dire qui ils étaient, ils n'avaient aucun mandat ni papier officiel", raconte la jeune enseignante lors d'un entretien avec France 24.

"C'était la panique. Les enfants pleuraient, la mère de Yassine a commencé à crier. On avait très peur car on ne comprenait pas qui étaient ces gens. Ils disaient seulement qu'ils voulaient 'emmener' mon mari sans dire où ni pourquoi. Ils ont refusé qu'il prenne ses effets personnels, ils l'ont embarqué en short et en tong", ajoute Cyrine Ayari. "Mon mari est le premier prisonnier politique depuis le coup d'État du 25 juillet."

Ce n'est que quelques heures plus tard que l'avocat de la famille découvre que Yassine Ayari a été arrêté sur ordre de la justice militaire, qui l'avait condamné à deux mois de prison en 2018 dans une affaire de diffamation. Son arrestation n'est donc pas liée officiellement à ses critiques récentes contre Kaïs Saïed. Mais sa famille et son avocat estiment que le timing – la levée de son immunité parlementaire et ses critiques récurrentes contre le coup du 25 juillet – démontre la volonté du camp présidentiel de faire un exemple.

La Constitution dans le viseur du constitutionnaliste

"Un civil assigné devant la justice militaire, c'est toujours un gâchis pour la Tunisie", s'indigne maître Malek Ben Amor, l'avocat du député. "Les juges militaires ont une tradition de discipline, ils exécutent les ordres. Dans cette affaire de diffamation, ils n'ont pas pris en compte un rapport d'experts policiers qui disait que les captures d'écran Facebook sur lesquelles se fondaient l'accusation n'étaient pas authentiques."

Le risque selon lui est que la justice militaire, dont les standards sont bien moins protecteurs des droits de la défense, soit instrumentalisée pour régler des comptes politiques. "Je crains que la situation empire pour les libertés des Tunisiens", soupire l'avocat.

Cette affaire et le climat actuel en Tunisie laissent un goût particulièrement amer à maître Ben Amor, qui avait voté pour Kaïs Saïed dès le premier tour de l'élection présidentielle de 2019. L'avocat et le futur président s'étaient plusieurs fois retrouvés du même côté du débat sur les libertés publiques, notamment en 2016, quand ils militaient pour la fin des assignations à résidence administratives.

Ironie du sort, c'est sous le régime d'exception du même Kaïs Saïed que les assignations à résidence et interdictions de quitter le territoire sont en train de se multiplier. Des dizaines de restrictions administratives ont été enregistrées depuis le 25 juillet, ciblant une multitude d'acteurs politiques, juridiques ou économiques.

Restrictions administratives des libertés

Hommes d'affaires, fonctionnaires, députés, magistrats ou responsable sportif... aucune profession n'est à l'abri. Pour la plupart des personnes mises en cause, c'est le caractère arbitraire de la mesure administrative qui est le plus révoltant. Beaucoup racontent aussi leur crainte de n'avoir aucun recours pour la conteste.

"Ce qui m'inquiète avec Kaïs Saïed, c'est la mise en place de zones de non-droit (...). On voit aussi qu'il est prêt à instrumentaliser la justice militaire comme dans l'affaire de Yassine Ayari. Cela envoie le message que ça pourrait arriver à tout le monde", confie à France 24 l'ex-ministre tunisienne de l'Emploi et de la Formation professionnelle, Saïda Ounissi. Membre du parti islamo-conservateur Ennahda, la députée a été choquée par l'impunité des attaques qui ont visé plusieurs bureaux de son mouvement lors des manifestations du 25 juillet dernier.

"On entend bien la critique, le recul, le rejet... On fait notre mea culpa. Je fais partie de ceux qui poussent le parti à se restructurer", affirme Saïda Ounissi. Le parti est également secoué par des dissensions internes sur sa stratégie et le rôle de son leader historique, Rached Ghannouchi.

Mais les opposants les plus radicaux contre le parti islamo-conservateur "croient que tous les maux de la Tunisie disparaîtraient avec la disparition d'Ennahda", selon Saïda Ounissi. Le parti continue donc de temporiser, d'appeler au dialogue et au retour à la légalité constitutionnelle, en espérant qu'après l'enthousiasme initial, d'autres formations politiques finiront par se dresser contre Kaïs Saïed.

Une dérive autoritaire et populaire

Ces préoccupations sur la dérive autoritaire de Kaïs Saïed restent en grande partie neutralisées par la popularité du président. Quiconque critique – ou relaie simplement des inquiétudes – s'expose à des vagues d'agressivité sur les réseaux sociaux, affirment plusieurs personnes interviewées pour cet article. Certaines renoncent même à être citées dans les medias par peur de ces attaques.

"Le problème est qu'on ne veut surtout pas se présenter comme des acteurs qui défendent l'ancien système", affirme à France 24 Romdhane Ben Amor, chargé de communication du Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES), en évoquant les errements de la période 2011-2021. Mais il souligne aussi ses craintes de voir ressurgir la primauté politique des services de sécurité sous un éventuel régime présidentiel.

"Il y a une tonalité sécuritaire très présente dans les déclarations de Kaïs Saïed. Par exemple, quand il dénonce des traîtres, on sent qu'il se base sur des rapports de service de renseignements. Le risque est qu'il finisse par se faire manipuler par ses propres services", ajoute le militant des droits humains.

En 30 jours de pouvoirs d'exception, l'ensemble de la société civile a pu constater que le dédain du président ne s'arrêtait pas aux partis politiques, mais englobait aussi un grand nombre d'organisations représentatives. Après une série de réunions organisées juste après le 25 juillet pour rassurer les associations de la société civile, les militants n'ont plus eu aucun retour de Kaïs Saïed.

Vers la marginalisation de tous les corps intermédiaires

Comme l'ensemble de la population, les figures politiques, économiques et sociales doivent maintenant se contenter de réactualiser régulièrement la page Facebook de la présidence pour avoir des informations. Même la centrale syndicale UGTT, qui a un rôle politique important depuis la révolution, n'a plus d'accès privilégié aux oreilles de la présidence.

Kaïs Saïed ne croit pas à ces organismes de médiation. On est inquiets car on ne peut pas criminaliser les corps intermédiaires et croire qu'une personne seule va résoudre tous les problèmes", explique Romdhane Ben Amor. Le militant du FTDES souligne que la société civile ne veut pas entrer dans une "confrontation ouverte" avec Kaïs Saïed, mais qu'elle est prête à tracer ses lignes rouges.

Le premier signe de résistance a pris la forme, jeudi 26 août, d'un communiqué commun de six organisations représentatives – syndicats de magistrats et de journalistes, associations féministes et groupes de défense des droits humains – dénonçant des "pratiques arbitraires qui menacent les valeurs de citoyenneté, de démocratie et de droits humains".

Malgré la popularité du président, ces signaux de dérive autoritaire commencent à être pris au sérieux et suscitent de plus en plus d'interrogations sur le régime politique que Kaïs Saïed souhaite instaurer. Comment le président tunisien peut-il envisager de mettre en place son système de démocratie populaire et directe, quand ses premières semaines d'exercice de pouvoirs d'exception favorisent l'arbitraire et les restrictions de liberté ?

"L'extension des pouvoirs d'exception pour une durée indéterminée ne fait que confirmer l'idée d'un coup d'État", confie à France 24 Yadh Ben Achour, l'éminent juriste tunisien. "C'est impossible de faire une démocratie sans corps intermédiaire. Sinon, on se dirige vers un régime plébiscitaire, comme celui de Napoléon III, et c'est la fin de la démocratie."

* France 24 a contacté la présidence tunisienne pour échanger avec un porte-parole sur les sujets évoqués dans cet article. Nous n'avons reçu aucune réponse.


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