Le mouridisme, la confrérie musulmane sénégalaise fondée par Cheikh Ahmadou Bamba (1853-1927) est porté par des ’’valeurs dynamiques" inspirées par une exigence d’affirmation propre à un certain soufisme, une caractéristique se traduisant par "un déploiement de significations nouvelles", une ouverture vers l’autre et une éthique de l’action qui ne peuvent faire l’économie d’un "reconditionnement" de certaines valeurs islamiques, analysent des universitaires sénégalais.
Le philosophe Souleymane Bachir Diagne, l’historien Mamadou Diouf et la socio-anthropologue Fatou Sow Sarr introduisaient dimanche un débat axé sur le thème général "Pour un système éducatif endogène : le modèle de l’Université Cheikh Ahmadou Bamba".
"Le soufisme est marqué par deux grandes écoles : l’école contemplative qui est la voie de l’extinction de soi dans la contemplation et l’adoration de Dieu, et l’école de l’affirmation de soi et d’action. La philosophie mouride épouse cette deuxième école", a avancé le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne.
"Il ne s’agit pas de s’éteindre, mais de s’affirmer et de se réaliser. C’est un soufisme qui refuse de s’abimer", a fait observer le spécialiste de l’histoire des sciences et de la philosophie islamique, enseignant à l’Université Columbia (New York) dont il est le directeur du département de français.
Introduisant le sous-thème "Aux fondements des valeurs du mouridisme : pour une éthique du développement et du progrès", Souleymane Bachir Diagne a souligné les caractéristiques selon lui fondamentales de la confrérie mouride dont le leitmotiv se veut "une dynamique d’éthique et d’action vers le progrès".
"Le développement, dit-il, ce n’est pas un assemblage technique, mais c’est d’abord un état d’esprit. La posture éthique précède le développement. L’esprit de développement est le bien le plus précieux que toute autre ressource pour aller vers le progrès".
Souleymane Bachir a donné à ce sujet l’exemple du Japon, "un pays hyper développé et sans ressource aucune si ce n’est un état d’esprit".
"Il y a des valeurs dynamiques du mouridisme. Cette confrérie a une philosophie du mouvement qui épouse le temps et le contexte. Ce n’est pas un esprit figé ou statique. La philosophie mouride insiste sur l’affirmation de soi, la concrétisation de l’action (…)", a-t-il soutenu.
LE MOURIDISME LOIN DE L’ENFERMEMENT SUR LE PRÉSENT
"Ce qui est spécial dans le mouridisme, c’est cette confrontation avec les réalités du monde plutôt que cette sorte d’évasion dans la contemplation et l’extinction (le Fannah, expression arabe)’’. Cela fait du mouridisme "un soufisme d’action (le Bakhaa, expression arabe)", selon le logicien, épistémologue et spécialiste de la philosophie islamique, auteur d’ouvrages de référence tels que "Comment philosopher en islam ?" (2008) ou "Ma vie en islam" (2016).
Souleymane Bachir Diagne, ancien vice-doyen de la Faculté des lettres et sciences humaines de l’Université Cheikh Anta Diop dont il fut le vice-doyen, a également consacré un livre d’introduction à l’œuvre du poète et philosophe Muhammad Iqbal intitulé "Islam et société ouverte, la fidélité et le mouvement dans la pensée de Muhammad Iqbal".
"Le temps mène vers le progrès. Il a une valeur positive du progrès. L’avenir ce n’est pas ce qui va arriver, mais c’est ce que nous tous en ferons", a-t-il dit en paraphrasant Gaston Berger (1896-1960), philosophe français connu pour ses travaux sur la caractérologie et la prospective, dont il est l’un des plus grands commentateurs.
Aussi situe-t-il le mouridisme loin de l’enfermement sur le présent, mais plutôt comme "un déploiement de significations nouvelles, une capacité pour l’humain de comprendre qu’il a un temps pour agir et pour avoir un lendemain meilleur".
Souleymane Bachir Diagne, coopté au sein du conseil scientifique de l’Université Cheikh Ahmadou Bamba en même temps que d’autres sommités telles que l’historien Mamadou Diouf, plaide pour que les unités d’enseignement de ladite université soient orientées "vers le travail, l’esprit d’entreprise et d’innovations, vers les promesses du futur".
"L’enfermement sur soi et cette extinction totale dans l’adoration de Dieu se révèle parfois comme une attitude mélancolique et pessimiste qui est à l’opposé du développement", tranche le philosophe en parlant de l’Université Cheikh Ahmadou Bamba, dont la Facultés des sciences religieuses et des humanités doit selon lui reposer sa mission "sur les valeurs du travail et de l’éthique du développement".
La sociologue et directrice de l’Institut du genre et de la famille de l’Institut fondamental d’Afrique noire (IFAN/UCAD), Fatou Sow Sarr, intervenant sur le sous-thème "Les femmes et la transmission des valeurs islamiques", a évoqué le rôle précurseur des femmes dans l’islam confrérique au Sénégal.
"A l’époque du changement de valeurs d’une société ceddo à une société islamisée, les Awo (premières épouses) et les Linguère sont devenues des +Sokhna+ (femmes érudites). Les femmes ont joué un rôle avant-gardiste dans la transformation des valeurs sociales. Elles ont géré des écoles coraniques, participé au djihad (guerre sainte) en assurant un rôle d’intendance et de logistique", a rappelé Mme Sarr.
IL FAUT "RECONDITIONNER" CERTAINES VALEURS DE L’ISLAM
Les érudits sénégalais, pour la plupart à cette époque, avaient été initiés à l’islam par leurs mères, a soutenu la sociologue. "A cette époque, chaque maman était la maitresse coranique de son enfant. Mais on ne parle pas de ce rôle des mères de nos érudits, on préfère magnifier leur rôle de soumission, alors qu’elles ont été au-delà de cela. La mère de Bamba était une voisine de Dieu d’où le surnom Diariyatoullahi", fait-elle valoir.
Fatou Sow Sarr a dénoncé d’autant le fait que les figures féminines religieuses soient confinées en marge de l’espace public. "Quand les gens parlent de Mame Diarra Bousso (mère de Cheikh Ahmadou Bamba), ils insistent sur des stéréotypes comme +fille de ou épouse de+, on ne parle pas de lui comme d’une intellectuelle accomplie maitrisant le Coran et les sciences islamiques", a-t-elle déploré.
"Sokhna Astou Walo est l’une des figures féminines islamiques sénégalaises les plus anciennes, mais dont ne parle presque pas. Elle était la maitresse coranique de Mame Diarra Bousso. Elle maitrisait les sciences religieuses, la théologie, la jurisprudence islamique et la calligraphie arabe", a révélé la sociologue, qui dit avoir fait des recherches sur cette figure féminine méconnue du grand public.
Pour l’historien Mamadou Diouf dont l’intervention était axée sur le thème "Se réapproprier notre histoire et notre culture", un "reconditionnement" de certaines valeurs de l’islam doit s’opérer.
"Ce reconditionnement doit se baser sur une temporalité traditionnelle, une temporalité islamique et une temporalité du monde moderne pour donner à l’islam une amplitude beaucoup plus importante", a analysé M. Diouf, également enseignant à l’Université de Columbia.
"Il faut maitriser notre propre histoire certes, mais il faut nous ouvrir sur les autres cultures. L’emprunt est le plus grand génie de toutes les civilisations", a noté Mamadou Diouf, responsable de l’Institut d’études africaines à l’École des affaires internationales et publiques de l’université Columbia.
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