Le profil et les casiers judiciaires de ses disciples lui collent à la peau. Considéré comme le marabout des déviants et des délinquants, Serigne Modou Kara est au cœur de la polémique sur l’affaire des centres de redressement qui jouissent pourtant d’une légitimité mais butent sur le plan de la légalité. Plongée dans l’historique des rapports entre Kara et la jeunesse urbaine déviante.
Ce portrait a failli ne jamais être écrit. Tellement le « modèle » a toujours inspiré la peur à l’homosénégalensis. Les plus téméraires qui ont osé se frotter à lui ont été publiquement lynchés, malmenés sans ménagement par ses disciples. Sans que rien ne s’en suive. Sidy Lamine Niasse, le défunt Président Directeur Général du Groupe Wal’Fadjri acquiesce sans doute dans sa tombe.
Lui qui a subi, avec son organe de presse, la furie des affidés de Serigne Modou Kara un après-midi du vendredi 25 septembre 2009, peu après la prière du Jummah, pour une Revue de Presse de Lamine Samba mal interprétée. Bilan : plusieurs blessés du côté du personnel de Walf, destruction de matériels… Le Pdg de Walf a personnellement vu son honneur bafoué, car arrêté chez lui et amené manu militari par des talibés qui ont l’âge de ses enfants, sur ordre du jeune frère de Kara, Mame Thierno, communément appelé Borom Darou.
Le régime de Wade qui, visiblement, craignait la capacité de nuisance du « Jah de Chicory », a éteint le feu en achetant le silence de Sidy à coup de centaines de millions (400 millions de francs CFA plus exactement). Difficile d’imaginer que cette affaire est restée impunie malgré tout le tollé qu’elle a créé sur la scène internationale avec l’indignation vigoureuse de Reporters sans frontières.
Depuis, tous ceux qui osent marcher sur les plates-bandes de Serigne Modou Kara, sont considérés comme des suicidaires. Les plus raisonnables, eux, abordent le « cas Kara » avec des pincettes à défaut de se garder d’en parler.
11 ans après, le Général sans galon du Diwane se retrouve à nouveau au centre d’une autre affaire. Les faits sont d’une extrême gravité. Près de 400 personnes ont été découverts dans quatre centres de redressement ‘’clandestins’’ tenus par des éléments de la Kara-Sécurité, son « armée sans arme » qui lui obéit au doigt et à l’œil. Le décor est digne des camps de concentration nazis.
43 geôliers ont été arrêtés, lors de la descente musclée des éléments de la section de Recherche de la Gendarmerie, le 28 novembre 2020. Mais celui qui est considéré comme le responsable moral de cet « esclavagisme », en l’occurrence, Serigne Modou Kara, n’a jamais été entendu, de l’enquête préliminaire jusqu’à l’enrôlement du dossier.
Kara, rédempteur ou bourreau d’une jeunesse sans repères ?
Pour certains, comme Souleymane Jules Diop ou encore le directeur de Suma assistance Dr Babacar Niang dont le fils a subi un redressement réussi, à travers ces centres, « le Général de Bamba » cherche à donner une seconde chance à des jeunes sans repères qui se sont embourbés dans la tentation. Au moment où d’autres, plus légalistes, s’étonnent de l’existence de tels centres (dans une République) sous le nez et la barbe de la puissance publique. Oubliant que le projet a été ‘’béni’’ par le chef de l’Etat de l’époque, Abdoulaye Wade qui remerciait Kara en ces termes lors d’une cérémonie en 2009:
« Je dois vous féliciter pour ce que vous faites pour la jeunesse. Récupérer des jeunes qui étaient en marge de la société pour les rendre plus sociables. Ce n'est pas facile. En tout cas nous, en tant que gouvernant, nous n’y arrivons pas. Ne serait-ce que pour cela, on vous doit une fière chandelle ».
Pour comprendre ce qui a sous-tendu la création de ce que ses fidèles considèrent comme des écoles de la « seconde chance », il faut questionner la vie et la trajectoire du fils aîné de Serigne Ousmane Mbacké et petit-fils de Mame Thierno Birahim Mbacké (petit-frère de Cheikh Ahmadou Bamba). Si Serigne Modou Kara a jeté son dévolu sur les adolescences depuis la fin des années 1980, c’est que sa jeunesse, à lui, a été très tôt bouleversée par des évènements qui ont littéralement changé sa vie.
Né le 5 Septembre 1954 (66 ans) à Thiès, Kara a très tôt été appelé à jouer le rôle de père pour ses 6 frères et sœurs (Serigne Djily qui est décédé, Borom Darou, Serigne Abbas, Sokhna Maï, Sokhna Ndické et Sokhna Khady la cadette qui est elle aussi décédée) et celui de Khalife de son père, à l’âge de 27 ans. Serigne Ousmane Mbacké Noreyni, très populaire dans les années 1970, est rappelé à Dieu en 1981. Kara devient le plus jeune Khalife d’une grande famille religieuse Mouride.
« Ce n’était pas évident pour un jeune de 27 ans », confie ce proche du marabout. « Borom Darou, par exemple, avait 9 ans quand Serigne Ousmane quittait ce bas monde. C’est donc lui (Kara) qui a assuré l’éducation de ses petits frères et sœurs », ajoute-t-il. Étant très jeune khalife, il fréquentait la banlieue au contact de la jeunesse. Et finit par prendre une très grande décision à l’âge de 33 ans. C’est le point de départ de l’histoire entre Kara et la jeunesse urbaine.
En 1987 il décide, en effet, de venir s’installer à Dakar dans le populeux quartier de Colobane. « C’était pour une bonne raison », souffle ce disciple, membre distingué du Diwane depuis 20 ans maintenant. « A cette époque, Colobane était le fief du banditisme. Il y a avait beaucoup d'agressions. Pour récupérer ces jeunes, il a installé son quartier là-bas », narre-t-il. C’était le début des fameux Goudi Al Jummah (soirée religieuse hebdomadaire organisée dans la nuit du jeudi au vendredi) qui sont devenus populaires par la suite.
Une histoire assumée avec l’alcool
Celui à qui on colle le surnom de « marabout des délinquants » à cause du profil ou du casier judiciaire de la majorité de ses disciples, lui-même était en proie à la tentation dans sa jeunesse dans les années 1970 et comprend mieux que quiconque la déviance, les incertitudes et les aspirations de cette jeunesse. Son passé avec l’alcool, il l’assume publiquement et ne s’en cache point.
« On a certes beaucoup pêché, mais ma conviction est qu'aucun Sénégalais n'ira en enfer. Serigne Touba est unique. Même quand je buvais, je n'étais jamais ivre. Seules les paroles du fondateur du Mouridisme peuvent me rendre ivre», déclarait Serigne Modou Kara lors du lancement, le 17 décembre 2019, de son ouvrage intitulé : « Naxam Bamba Dadj Na Fepp », co-préfacé par les présidents Abdou Diouf, Abdoulaye Wade et Macky Sall. Une prouesse qui en dit long sur ses relations avec le pouvoir.
Son côté atypique se voit à travers son habillement qui rappelle des fois James Brown, ou encore l’empereur Ethiopien, Haïlé Sélassié Ier ; d’autres fois, des Sultans d’Arabie. Son amour pour les mélodies « divines » (il a écrit beaucoup de couplets pour la célèbre chanteuse Fatou Guéweul Diouf dans les années 1990) ou encore son langage qui choque certains…sont, selon un de ses disciples, un mode de communication qui lui permet de tenir en haleine son monde.
« La différence entre Cheikh Ahmadou Kara et les autres marabouts, c’est qu’il nourrit l’espérance chez ses talibés. Il parvient à nourrir l’espoir dans l’esprit et le cœur de jeunes qui pensaient avoir raté leur vie à cause de la drogue et du banditisme. Moi qui vous parle, j’étais désorienté, perverti, mais aujourd’hui, 20 ans après, j’ai beaucoup progressé dans ma religion, j’ai réussi professionnellement et je sers ma famille, ma communauté et le peuple sénégalais. Tout cela grâce à Cheikh Ahmadou Kara », confiera-t-il.
Parmi ses talibés, il y a : des avocats, des procureurs, des économistes…et le dénominateur commun est la déviance en un moment donné de la vie. La vidéo du lancement du Diwane en 1995 à Lansar où Serigne Modou Kara demandait à tous ses disciples qui se droguaient de se signaler, « est assez édifiante sur ses intentions envers cette jeunesse ». Ce jour-là, l’assistance s’est levée comme un seul homme, prouvant qu’ils fumaient tous du chanvre indien.
Kara, le football et les femmes de médias
C’est dans cette même ouverture d’esprit qu’il a éduqué ses enfants. Et casse les codes établis dans le cercle des descendants de Cheikh Ahmadou Bamba. Certains de ses enfants comme Djily (qui a joué au Jaraaf, Niary Tally, Amitié…) a hérité de son père l’amour du football. En effet, contrairement aux apparences, Serigne Modou Kara sait très bien manier le cuire, selon certains qui l’ont connu dans sa jeunesse. L’autre, Ahmada, lui aussi footeux mais un peu moins que son frère, a jeté son dévolu sur la musique à la gloire de Serigne Touba et a fait plusieurs duos avec Jah man Xpress.
Avec plusieurs mariages et des divorces à la pelle (il a eu plus de femmes que Béthio au cumul et a beaucoup d’enfants, selon un de ses disciples), le Général de Bamba cache mal son penchant, cet amour qu’il porte aux femmes de médias. Il en a épousé trois : Sokhna Dieng Mbacké (ancienne journaliste-présentatrice à la Rts), Sister Maria (animatrice à Sud fm) et Toutane Diack (journaliste et ex-conseiller en communication de Kara).
Parmi ces trois, une seule semble défier le temps, c’est Sokhna Dieng Mbacké considéré comme la « Maman » du Diwane et présidente du Parti de la vérité pour le développement (Pvd) et ancienne député sous cette bannière. Les deux autres ont connu le divorce.
L’incarnation de la nuance politique
En politique, le fondateur du PVD est très nuancé. Et cette posture, il l’a adoptée depuis la déconvenue qu’il a eue en 2000 quand il prédisait la victoire de Diouf au second tour. Depuis que sa prophétie ait été déjouée par le résultat des urnes, Serigne Modou Kara se veut très nuancé pour éviter d’écorner son image de guide religieux qui est à distinguer de l’homme politique. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il évite de prendre la tête du directoire du PVD qui se réclame un parti d’obédience islamique, d’idéologie mouride et de la pensée de Cheikh Ahmadou Bamba.
Porté sur les fonts baptismaux le 6 mai 2004, le PVD a soutenu Wade à la présidentielle de 2007 avant de participer, pour la première fois aux législatives de 2012 avec une ‘’moisson’’ de deux sièges à l’Assemblée nationale. Les Jaunes et Noirs ont, à plusieurs reprises, annoncé la candidature de Kara aux élections présidentielles depuis 2007, sans que cela ne se concrétise. 2024 sera-t-elle la bonne ? Le temps édifiera.
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