Babacar Touré, fondateur du groupe de presse Sud Communication et monument de la presse privée au Sénégal et en Afrique francophone, est décédé le 26 juillet dernier. Il y a cinq ans, nous l’avions rencontré. Il avait parlé de son histoire avec la presse. L’occasion de (re)découvrir un journaliste de conviction dont les mots et les principes sont plus que jamais d’actualité.
C’était une rencontre rare avec l’un des hommes qui a beaucoup compté dans l’histoire récente du Sénégal. Babacar Touré, journaliste et entrepreneur, se définissait comme « un militant tombé dans la presse ». « Je suis de la génération post-68, très influencée par les idées révolutionnaires avec un besoin d’expression de nos convictions et de nos points de vue pour participer au débat public. Apporter nos points de vue sur les questions de transformations sociales, politiques qui étaient à l’ordre du jour. Notre premier article de presse, nous l’avons écrit sur les murs de Dakar et de Thiès parce que ce sont des graffitis : ‘’à bas le néo-colonialisme, à bas la dictature’’ ».
Dans le sens de l’histoire
Ce militantisme valut au futur fondateur de Sud Communication un exil, sous le régime de Léopold Sédar Senghor dans les années 1970, en Mauritanie voisine où il est « accueilli et recueilli par le mouvement national ». Trois ans après, le natif de Fatick revient au pays à la faveur d’une amnistie, mais garde ses convictions. Il participe clandestinement à la rédaction du journal Kharé-bi (Le Combat) d’influence marxiste et fait son entrée dans la prestigieuse école de journalisme du Cesti (Centre d’études des sciences de l’information et de la communication), promotion 79.
« Je suis venu au journalisme, mu par les motivations d’un avènement d’une société pluraliste pour l’exercice des libertés, confiait-il. Nous nous sommes lancés dans l’aventure d’une presse privée, car on a senti qu’il y avait des besoins nouveaux liés au contexte démocratique, au contexte pluraliste, qui n’étaient pas prises en charge par la formation au Cesti. Comme disent les marxistes : ‘’ il fallait aller dans le sens de l’histoire’’. Le journaliste, c’est aussi un détecteur de sens et c’est toute la différence entre aller dans le sens de l’histoire et voir dans quelle mesure l’histoire a du sens ou n’en a pas. »
Dans le contexte médiatique sénégalais des années 1980, l’espace était occupé par les trois médias gouvernementaux: le quotidien le Soleil, la Radio télévision sénégalaise et l’Agence de presse sénégalaise. Lancer un journal avec ses amis Abdoulaye Ndiaga Sylla, Sidy Gaye, Ibrahima Fall, et Ibrahima Bakhoum demandait d’abord des ressources financières. C’est BabacarTouré, de retour de formation des Etats-Unis, qui se charge de trouver les moyens. « Nous ne sommes pas des hommes d’affaires, dit-il à ses compagnons, mais on va fonctionner comme une entreprise. J’ai voyagé dans le pays pour décrocher des marchés publicitaires, des publi-reportages. J’avais un contrat très tôt avec la fondation Ford pour faire une étude sur l’état de la presse en Afrique de l’Ouest. Je prenais sur moi certaines dépenses (la location notamment) car j’étais dans une ONG internationale. Nous avons démarré avec une trésorerie de 50 000 dollars à l’époque. »
L’aventure Sud Hebdo démarre avec un premier numéro sur le panafricanisme, l’agriculture en Afrique, les coups d’Etats militaires. Le succès est au rendez-vous. Sud se développe, passe en quotidien et veut lancer sa radio sur des ondes où, à part la radio nationale, seules Africa N°1 et RFI émettent. Le régime d’Abdou Diouf a « peur » et le président de la République lui fait savoir. « Babacar, le Premier ministre n’est pas d’accord, le ministre de l’Information n’est pas d’accord, le ministre d’État chargé des affaires présidentielles n’est pas d’accord, personne n’est d’accord pour que je te donne une fréquence, avait raconté le journaliste. Maintenant qu’est-ce que je dois faire ? Quelles garanties, tu me donnes ? ». « Aucune garantie, lui répond Babacar Touré. Mais nous serons tous à l’abri sous la loi ».
Le journaliste, acteur politique
« Ce qui est extraordinaire dans cette période où nous nous battions pour le pluralisme de l’information et la libéralisation de l’audiovisuel, les partis politiques n’évoquaient jamais cette question liée au pluralisme, révélait le patron de Sud. Ces partis avaient une demande, une exigence forte, qui était liée à l’accès aux médias d’Etat. La lutte pour le pluralisme médiatique a été plus une lutte de journalistes, même pas des corporatistes, mais de militants tombés dans le journalisme ».
L’inauguration de la radio Sud FM en compagnie des présidents du Sénégal, de la Mauritanie (Ould Taya) et du Mali (Alpha Konaré), est un évènement qui marque la vie politique et médiatique sénégalaise. Pour l’occasion, Babacar Touré incite le président Diouf à une ouverture un peu plus démocratique vis-à-vis de ses opposants, dont Abdoulaye Wade. « J’ai dit à Diouf: ‘’nous faisons une radio pluraliste, donc je ne pense pas que l’on puisse inaugurer officiellement la radio pendant que vous avez l’essentiel de votre opposition en prison. Avec la présence de toute l’opposition, cela donnerait une belle image du pays, car c’est le fondement d’une radio pluraliste. »
Le succès de la radio dépasse les espérances des fondateurs de Sud. L’audience est au rendez-vous, le wolof tient une place importante sur les ondes et les Sénégalais voient en Sud une vraie sentinelle de la démocratie.
Le régime de Diouf sent « le danger ». Le président lui propose un poste de ministre. « Le président veut un jeune qui a réussi dans son domaine pour le prendre au gouvernement et le donner en modèle à la jeunesse », lui vend Djibo Ka, ponte du régime. Refus poli du natif de Fatick. « Je suis resté suffisamment dans le paysage pour comprendre qu’un modèle peut devenir très vite un handicap ».
Fin de cycle
A l’instar de la plupart des médias privés, le groupe Sud jouera un grand rôle dans l’alternance politique de 2000 qui vit la victoire d’Abdoulaye Wade à l’élection présidentielle. Babacar Touré et Sud continuent de jouer leur rôle de vigie malgré l’euphorie et l’engouement qui accompagnent les premiers pas du nouveau président. « Babacar je ne vous comprends pas, lui lance un ministre de Wade. Vous vous êtes battu pour l’alternance. On n’a même pas fait deux mois, vous commencez à décocher des flèches. » Après un éditorial titré « Alterner, l’alternance », Babacar Touré est traité d’ « anarchiste » par Abdoulaye Wade dont le régime va déclarer la guerre au groupe Sud après la publication des livres d’Abdou Latif Coulibaly, dont le très critique Wade, un opposant au pouvoir : l’alternance piégée.
Sud commence à souffrir face aux coups de boutoir du régime : comptes bancaires du groupe gelés, expropriations, pressions diverses. «J’avais quelques biens, je les ai vendus, confiait Babacar Touré, touché par « la vague de sympathie » suscitée par les actions de l’État. « On voyait des chefs d’entreprises qui nous disaient: ‘’on vous sponsorise parce qu’on vous a fait du tort’’ ».
Il y a cinq ans, Babacar Touré reconnaissait que Wade avait fait beaucoup de mal à Sud, mais que le groupe était également arrivé en fin de cycle et devait se réinventer. « Par honnêteté, il faut le dire. Même sans la situation qu’on nous a fait vivre, on ne pouvait plus continuer parce que la presse militante des années 1980 n’est plus la même dans les années 2000 où de nouveaux modèles, de nouveaux formats sont apparus. » Il parlait de « réforme », de « réadaptation », de « nouvelle offre ».
Il n’aura pas eu le temps de les mener.
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