Après l'attentat du 24 novembre visant la garde présidentielle, la stratégie des jihadistes apparaît clairement : s'attaquer à un État déjà affaibli par la révolution et les tiraillements partisans.
Un palier vient d’être franchi dans la guerre sans merci que livrent les jihadistes à la Tunisie.
Houssem Abdelli, 26 ans, originaire de Douar Hicher, banlieue pauvre de la capitale et bastion salafiste, a porté la première attaque de type kamikaze « réussie » en se faisant exploser, le 24 novembre, près d’un bus de ramassage de la garde présidentielle, sur l’avenue Mohammed-V. En plein centre de Tunis, à 300 mètres du ministère de l’Intérieur.
Le bilan est lourd : 12 morts et une vingtaine de blessés. L’opération a été revendiquée par l’État islamique. C’est un nouveau revers pour les autorités, qui s’ajoute à une liste déjà longue : la fusillade du musée du Bardo, le 18 mars (23 tués), celle de l’hôtel Imperial Marhaba, à Sousse, le 26 juin (38 morts), ainsi que celle, restée officiellement inexpliquée, survenue le 25 mai dans la principale caserne du pays, à Bouchoucha, lors d’une cérémonie de lever du drapeau (7 militaires abattus par un de leurs collègues, présenté comme un déséquilibré mais fortement suspecté d’accointances islamistes).
Le 13 novembre, les maquisards de la katiba Okba Ibn Nafaa (affiliée à Al-Qaïda au Maghreb islamique), qui sévissent dans la région montagneuse du Chaambi, avaient revendiqué et diffusé les images de la décapitation d’un berger de 16 ans, Mabrouk Soltani, accusé de collaborer avec l’armée. Une mise en scène « daeshienne » qui démontre si besoin était la porosité de ces deux organisations sur le théâtre tunisien.
Le coup du 24 novembre est particulièrement dur. Il fallait voir les visages bouleversés du président Béji Caïd Essebsi et de ses collaborateurs à Carthage, lors de la cérémonie d’hommage. Les douze hommes qui ont été mis en terre, ils les côtoyaient tous les jours. L’État a été visé au cœur. L’attentat contre la garde présidentielle signifie clairement que la mouvance jihadiste conserve la capacité de frapper où elle veut, quand elle veut et qui elle veut.
L’alerte avait pourtant été donnée et l’avenue Bourguiba fermée à la circulation pendant plusieurs jours, mi-novembre, sur la foi d’informations faisant état de l’imminence d’une attaque. Le 12 novembre, une série d’attentats visant des postes de police avaient été déjoués à Sousse, cible prisée des terroristes parce qu’elle symbolise le lieu du pouvoir dans l’imaginaire tunisien (les présidents Bourguiba et Ben Ali ainsi qu’une grande partie du personnel dirigeant postindépendance étaient originaires de cette région). Mais les terroristes ont de la ressource. Ils disposent d’un vivier presque inépuisable : de l’aveu même de Rafik Chelly, le secrétaire d’État à la sûreté, si entre 5 000 et 6 000 Tunisiens sont partis accomplir le jihad en Syrie, en Irak ou en Libye, 19 000 autres ont été interceptés aux frontières. Autant de recrues potentielles pour Daesh, autant de kamikazes en puissance.
La Tunisie, cible incontestée des jihadistes
Dans la guerre mondiale que livrent les jihadistes, la Tunisie est devenue un front à part entière. Pourquoi un tel acharnement ? Parce que ce pays serait la seule démocratie arabe offrant un modèle de cohabitation entre laïcs et religieux ? C’est un discours que l’on entend beaucoup, notamment dans les médias français, et qui est parfois relayé par les responsables tunisiens lorsqu’ils s’adressent à l’opinion internationale. Faut-il lui accorder du crédit ? Prenons garde aux raccourcis, surtout lorsqu’ils sont fallacieux.
La Tunisie est tout sauf laïque. L’article 1er de sa Constitution dispose que l’islam est la religion de l’État, et toute une série de lois ou de règlements liberticides (réprimant le concubinage, les relations sexuelles hors mariage et l’homosexualité, justifiant l’inégalité dans l’héritage ou la peine de mort, même si elle n’est plus appliquée) trouvent leur fondement dans cette ambiguïté.
La Tunisie est en réalité un pays qui se cherche, qui se veut séculier mais se révèle incapable d’interdire le niqab dans les salles de classe. Toute une frange de sa jeunesse a été happée par le salafisme. Bien plus que la démocratie, les terroristes visent l’État, affaibli par la révolution et par les tiraillements partisans, cet État chancelant mais encore debout. Ils le visent pour créer le chaos et s’attaquent à ses symboles pour galvaniser leurs recrues, mues par le ressentiment et qui rêvent d’en découdre.
Pour comprendre la logique de cet engrenage meurtrier, il faut remonter aux origines de la confrontation. L’objectif initial des premiers jihadistes (ceux du Djebel Chaambi) était de porter secours à leurs frères d’armes d’Aqmi, harcelés par les forces de sécurité algériennes, d’unifier les maquis et d’opérer la jonction avec Libye. Le combat s’est nationalisé quand l’armée tunisienne s’est enfin résolue à contrarier ces plans.
À partir de 2013, les militaires deviennent des cibles prioritaires. La sémantique change de nature : ceux-ci, au même titre que les policiers, sont désormais qualifiés de tawaghît (pluriel de taghoût : « État impie », dans la phraséologie salafo-jihadiste). Faire couler leur sang devient licite. Et la bataille se transporte dans les villes lorsque les filières de soutien logistique – les cellules d’Ansar al-Charia -, basculent à leur tour dans le terrorisme. La gamme des cibles s’élargit aux hommes politiques (assassinats de Chokri Belaïd et de Mohamed Brahmi, attaque contre le domicile de Lotfi Ben Jeddou, le ministre de l’Intérieur), aux policiers, aux conscrits, aux touristes étrangers… La population strictement civile est épargnée pour l’instant.
Le modus operandi rappelle celui des maquisards de l’Armée islamique du salut algérienne, le bras armé du FIS, avant la dérive meurtrière des GIA, auteurs de massacres de civils à partir de 1995.
Lorsqu’ils seront affaiblis, isolés, les terroristes finiront par succomber au nihilisme, pour passer aux attentats aveugles, aux meurtres indiscriminés de civils.
Cette stratégie suggère que ceux qui mènent le combat croient encore en la possibilité de la victoire. La suite est connue, et tout aussi inéluctable : lorsqu’ils seront affaiblis, isolés, les terroristes finiront par succomber au nihilisme, pour passer aux attentats aveugles, aux meurtres indiscriminés de civils, selon la logique du takfir (l’excommunication).
Tous ceux qui n’auront pas répondu à l’appel du jihad seront complices du taghoût et mériteront le même châtiment. Spirale mortifère du jihadisme… La Tunisie saura-telle prendre les mesures qui s’imposent pour l’enrayer pendant qu’il en est encore temps ?
Un palier vient d’être franchi dans la guerre sans merci que livrent les jihadistes à la Tunisie.
Houssem Abdelli, 26 ans, originaire de Douar Hicher, banlieue pauvre de la capitale et bastion salafiste, a porté la première attaque de type kamikaze « réussie » en se faisant exploser, le 24 novembre, près d’un bus de ramassage de la garde présidentielle, sur l’avenue Mohammed-V. En plein centre de Tunis, à 300 mètres du ministère de l’Intérieur.
Le bilan est lourd : 12 morts et une vingtaine de blessés. L’opération a été revendiquée par l’État islamique. C’est un nouveau revers pour les autorités, qui s’ajoute à une liste déjà longue : la fusillade du musée du Bardo, le 18 mars (23 tués), celle de l’hôtel Imperial Marhaba, à Sousse, le 26 juin (38 morts), ainsi que celle, restée officiellement inexpliquée, survenue le 25 mai dans la principale caserne du pays, à Bouchoucha, lors d’une cérémonie de lever du drapeau (7 militaires abattus par un de leurs collègues, présenté comme un déséquilibré mais fortement suspecté d’accointances islamistes).
Le 13 novembre, les maquisards de la katiba Okba Ibn Nafaa (affiliée à Al-Qaïda au Maghreb islamique), qui sévissent dans la région montagneuse du Chaambi, avaient revendiqué et diffusé les images de la décapitation d’un berger de 16 ans, Mabrouk Soltani, accusé de collaborer avec l’armée. Une mise en scène « daeshienne » qui démontre si besoin était la porosité de ces deux organisations sur le théâtre tunisien.
Le coup du 24 novembre est particulièrement dur. Il fallait voir les visages bouleversés du président Béji Caïd Essebsi et de ses collaborateurs à Carthage, lors de la cérémonie d’hommage. Les douze hommes qui ont été mis en terre, ils les côtoyaient tous les jours. L’État a été visé au cœur. L’attentat contre la garde présidentielle signifie clairement que la mouvance jihadiste conserve la capacité de frapper où elle veut, quand elle veut et qui elle veut.
L’alerte avait pourtant été donnée et l’avenue Bourguiba fermée à la circulation pendant plusieurs jours, mi-novembre, sur la foi d’informations faisant état de l’imminence d’une attaque. Le 12 novembre, une série d’attentats visant des postes de police avaient été déjoués à Sousse, cible prisée des terroristes parce qu’elle symbolise le lieu du pouvoir dans l’imaginaire tunisien (les présidents Bourguiba et Ben Ali ainsi qu’une grande partie du personnel dirigeant postindépendance étaient originaires de cette région). Mais les terroristes ont de la ressource. Ils disposent d’un vivier presque inépuisable : de l’aveu même de Rafik Chelly, le secrétaire d’État à la sûreté, si entre 5 000 et 6 000 Tunisiens sont partis accomplir le jihad en Syrie, en Irak ou en Libye, 19 000 autres ont été interceptés aux frontières. Autant de recrues potentielles pour Daesh, autant de kamikazes en puissance.
La Tunisie, cible incontestée des jihadistes
Dans la guerre mondiale que livrent les jihadistes, la Tunisie est devenue un front à part entière. Pourquoi un tel acharnement ? Parce que ce pays serait la seule démocratie arabe offrant un modèle de cohabitation entre laïcs et religieux ? C’est un discours que l’on entend beaucoup, notamment dans les médias français, et qui est parfois relayé par les responsables tunisiens lorsqu’ils s’adressent à l’opinion internationale. Faut-il lui accorder du crédit ? Prenons garde aux raccourcis, surtout lorsqu’ils sont fallacieux.
La Tunisie est tout sauf laïque. L’article 1er de sa Constitution dispose que l’islam est la religion de l’État, et toute une série de lois ou de règlements liberticides (réprimant le concubinage, les relations sexuelles hors mariage et l’homosexualité, justifiant l’inégalité dans l’héritage ou la peine de mort, même si elle n’est plus appliquée) trouvent leur fondement dans cette ambiguïté.
La Tunisie est en réalité un pays qui se cherche, qui se veut séculier mais se révèle incapable d’interdire le niqab dans les salles de classe. Toute une frange de sa jeunesse a été happée par le salafisme. Bien plus que la démocratie, les terroristes visent l’État, affaibli par la révolution et par les tiraillements partisans, cet État chancelant mais encore debout. Ils le visent pour créer le chaos et s’attaquent à ses symboles pour galvaniser leurs recrues, mues par le ressentiment et qui rêvent d’en découdre.
Pour comprendre la logique de cet engrenage meurtrier, il faut remonter aux origines de la confrontation. L’objectif initial des premiers jihadistes (ceux du Djebel Chaambi) était de porter secours à leurs frères d’armes d’Aqmi, harcelés par les forces de sécurité algériennes, d’unifier les maquis et d’opérer la jonction avec Libye. Le combat s’est nationalisé quand l’armée tunisienne s’est enfin résolue à contrarier ces plans.
À partir de 2013, les militaires deviennent des cibles prioritaires. La sémantique change de nature : ceux-ci, au même titre que les policiers, sont désormais qualifiés de tawaghît (pluriel de taghoût : « État impie », dans la phraséologie salafo-jihadiste). Faire couler leur sang devient licite. Et la bataille se transporte dans les villes lorsque les filières de soutien logistique – les cellules d’Ansar al-Charia -, basculent à leur tour dans le terrorisme. La gamme des cibles s’élargit aux hommes politiques (assassinats de Chokri Belaïd et de Mohamed Brahmi, attaque contre le domicile de Lotfi Ben Jeddou, le ministre de l’Intérieur), aux policiers, aux conscrits, aux touristes étrangers… La population strictement civile est épargnée pour l’instant.
Le modus operandi rappelle celui des maquisards de l’Armée islamique du salut algérienne, le bras armé du FIS, avant la dérive meurtrière des GIA, auteurs de massacres de civils à partir de 1995.
Lorsqu’ils seront affaiblis, isolés, les terroristes finiront par succomber au nihilisme, pour passer aux attentats aveugles, aux meurtres indiscriminés de civils.
Cette stratégie suggère que ceux qui mènent le combat croient encore en la possibilité de la victoire. La suite est connue, et tout aussi inéluctable : lorsqu’ils seront affaiblis, isolés, les terroristes finiront par succomber au nihilisme, pour passer aux attentats aveugles, aux meurtres indiscriminés de civils, selon la logique du takfir (l’excommunication).
Tous ceux qui n’auront pas répondu à l’appel du jihad seront complices du taghoût et mériteront le même châtiment. Spirale mortifère du jihadisme… La Tunisie saura-telle prendre les mesures qui s’imposent pour l’enrayer pendant qu’il en est encore temps ?
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