REPORTAGE - Dans Haïti en ruine, tout est à repenser, mais rien ne pourra se faire sans un changement des mentalités.
Une partie des locaux d'assemblage de Palm Apparel, le fabricant de T-shirts en coton du quartier populaire de Carrefour, ont tenu le choc. L'atelier est plongé dans un silence de cathédrale. Les chaînes de machines à coudre baignent dans la pénombre. À l'extérieur, les pelles mécaniques creusent les gravats du secteur effondré de l'usine. Des cadavres sont toujours prisonniers des décombres. Environ 500 ouvriers sur 1 500 sont morts dans la chute de l'édifice de trois étages.
Dans la poussière de la cour, Alain Vilard, le PDG, s'entretient avec l'émissaire de Gicdon, la compagnie canadienne qui passe les commandes pour la marque Fruit of the Loom. «On peut recommencer la production dans un mois. Le port est détruit mais la marchandise peut passer par route jusqu'à la République dominicaine», explique-t-il. Le Canadien tique un peu. Le prix du transport va augmenter et sa marge bénéficiaire baisser. «Si on obtient des prêts bancaires sans intérêts on essayera d'aller de l'avant. Le rêve serait de rebâtir l'usine ici, à Carrefour, dans cette cité qui a tellement besoin d'emplois», commente Alain Vilard.
«Peut-être une opportunité»
Trois semaines après le séisme, les opérateurs privés sont, comme la plupart des Haïtiens, perplexes. De quoi sera fait l'avenir ? Sur quelles bases repartir ? Les interrogations dépassent les difficultés d'organisation. Elles sont politiques, sociales, existentielles. À quoi bon rester sur une île abonnée à la mouise ? Comment réussir à sortir le pays de l'ornière alors que vingt ans de mise sous perfusion internationale n'ont pas réduit la misère et le chaos ? «Haïti était un pays qui ne marchait pas. On répétait qu'il fallait rectifier le tir, mais, avec cette catastrophe radicale, c'est une nouvelle société qu'il faut bâtir», estime Jean-Claude Bajeux, un ancien ministre de la Culture.
Le vieil intellectuel s'est installé avec son épouse, Sylvie, dans le jardin tropical de sa villa, qui jouxte un bidonville. Des jeunes volontaires du quartier campent sous ses arbres. «Il y a, peut-être, une opportunité pour ceux qui pensent pouvoir proposer une alternative à la société post-coloniale. Il est temps d'accepter les règlements pour prendre l'autobus du développement», poursuit cet homme, plutôt désabusé, réputé pour son sens critique. «S'il n'y a pas de réponse originale, la crise postséisme va aggraver la crise sociale qui existe depuis la nuit des temps. Nous devons apprendre à partager notre espace et nos richesses», insiste Auguste D'Meza, professeur d'université.
Le mot «reconstruction» revient dans toutes les conversations. Certains estiment qu'il est inapproprié, car tout est à construire à Port-au-Prince. Ils parlent de 2010 comme d'une année zéro. C'est vrai dans les domaines de l'éducation, de la santé ou de la justice. Construites avec un ciment contenant du sable, la quasi-totalité des écoles sont tombées. De nombreux hôpitaux et le palais de justice ne sont plus que ruines. Le relogement du million de sans-abri s'annonce long et difficile. Les survivants vont végéter durant des années dans un habitat précaire. Ils dépendront pour une durée indéterminée de l'aide internationale. Quant à l'exode vers les campagnes, il n'est sans doute que provisoire. Faute de moyens de subsistance dans des régions enclavées et déshéritées, les déplacés seront tentés de retourner dans la mégapole ou de se lancer dans l'aventure de l'immigration illégale.
Ceux qui disposent de passeports étrangers sont déjà hors des frontières. «On risque d'assister dans les trois à six mois à un épisode massif de fuite», s'inquiète Jean Noël Guy, un jeune homme d'affaires. Comme tous les grands bourgeois, il a envoyé ses enfants et sa femme à Miami. Patron d'une société de transferts de fonds, il est resté sur place pour relancer la machine économique. Ses établissements ont vite rouvert grâce à un coup de pouce financier de Washington. «J'espère qu'on va s'en sortir en se mettant enfin ensemble et en décentralisant», lâche-t-il.
«Nous n'aimons pas Haïti»
Mais des rumeurs commencent à enfler. Le désengorgement de la capitale viserait en sous-main à préparer des opérations spéculatives. Le départ en province des habitants servirait les grands propriétaires pressés de s'accaparer le centre de la ville dévastée. «Notre problème est que nous n'aimons pas Haïti, lance Mathias Pierre, chef d'une entreprise de génie électronique et vice-président de la chambre de commerce de Port-au-Prince. Les pauvres essayent de partir, les membres des classes moyennes qui ont des diplômes sont déjà partis et les riches font de l'argent ici pour le dépenser aux États-Unis.» Seul dans ses bureaux high-tech désertés par ses employés, il évoque son parcours d'enfant noir né dans un bidonville. Sa réussite grâce à l'éducation. Mathias Pierre affirme, comme beaucoup, qu'il est indispensable de bâtir de nouvelles fondations. «Il faut tout repenser, avoir le sens de la collectivité et surtout créer un environnement pour apprendre à produire des richesses», répète-t-il. Sans se bercer de la moindre illusion.
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