« Je ne tiens pas à ce que l’une de nos séries définisse notre marque. Et je ne tiens pas non plus à ce que notre marque définisse nos séries. La “série Netflix”, ça n’existe pas », n'hésitait pas à déclarer en septembre dernier le volubile Ted Sarandos, directeur des programmes de Netflix. Une prise de position tranchée qui mérite d'être discutée et étayée, tant elle rompt avec la politique de différenciation sur laquelle les chaînes du câble américain ont fondé leur succès depuis le milieu des années 1990.
Commençons par une question moins anodine qu’il n’y paraît : c’est quoi, une « série Netflix » ? Puisque le Gargantua du marché de la SVOD revendique son absence d’identité éditoriale, comment distinguer ses séries maison de celles de ses concurrents du câble et, surtout, de la télévision denetwork (visant elle aussi par essence à toucher le public le plus large et hétéroclite possible) ? Épineuses questions auxquelles il me sera bien difficile de répondre – ce qui constitue peut-être déjà un début de réponse en soi. Si Netflix a souvent été comparé à un « Walmart de la SVOD », c’est que l’entreprise californienne mise plus sur la profusion de son offre que sur sa tenue d’ensemble. L’objectif : que chaque client y trouve son compte et ne reparte surtout pas les mains vides. D’où l’emploi de plus en plus fréquent dans les sphères médiatiques et sociales de vilains verbes comme « binger » ou « consommer », le complément d’objet direct sériel se voyant dès lors réduit à un vulgaire morceau de viande.
Après tout, pourquoi pas. Si le service proposé par Netflix rencontre un tel succès aux États-Unis et dans une partie de l’Europe, c’est qu’il répond à une demande concrète et séduit par sa robustesse et son adaptabilité à toute épreuve. Le problème ne se pose pas au niveau de la satisfaction client, mais de l’identification des signatures télévisuelles américaines (voire mondiales, l’expansion internationale tenant de facto une place majeure dans l’équation netflixienne). À titre d’illustration, sur la quasi exhaustive – et fréquemment mise à jour – page Wikipédia anglaise des « programmes originaux distribués par Netflix », s’entremêlent des séries américaines, britanniques (The Crown, Sex Education, After Life, Turn Up Charlie), sud-américaines (Narcos, Narcos: Mexico) et même sud-africaines (Shadow). Autant de fictions que l’on retrouve indistinctement sous le grand chapiteau des productions originales de Netflix en langue anglaise, sans distinction entre les séries « made in USA » et les autres. Une comédie « so british » signée Ricky Gervais (pour prendre le cas d’After Life), que l’on aurait autrefois découverte sur BBC Two, Channel 4 ou Sky One dans son pays d’origine – éventuellement en coproduction avec HBO côté américain –, devient ainsi une « série Netflix » sans que l’on ne sache plus vraiment dire où elle a été tournée ni à quel public elle s’adresse avant son envol pour l’étranger.
Pas de quoi fouetter un chat, me direz-vous : la séparation entre séries anglophones et séries non anglophones en vaut bien une autre (même si elle est à nuancer dans le cas de Narcos et de son spin-off, où l’on parle à la fois l’anglais et l’espagnol). D’autant que certaines coproductions internationales s’avèrent difficiles à associer à un seul pays donné, à l’instar de la coûteuse série historique Rome qui fut soutenue financièrement et diffusée par HBO aux États-Unis, BBC Two au Royaume-Uni et Rai 2 en Italie entre 2005 et 2007. Là où ça se complique, c’est quand Netflix se met à coproduire voire à racheter les droits d’une série annulée ou abandonnée en cours de route par son diffuseur original – ce qui correspond aux tableaux « Co-productions » et « Continuations » de la page Wikipédia évoquée précédemment (toujours dans l’entrée « Original programming »).
Pas nées sous la même étoile
Une certaine confusion règne déjà dans le premier tableau : si des séries anglaises telles que The End of the Fucking World et Black Earth Rising ont toutes deux été coproduites par Netflix, leur lancement s’est d’abord effectué sur leur chaîne « native » (respectivement Channel 4 et BBC Two), avant d’être relayé, dans un second temps, par Netflix. Ces créations de l’actrice-scénariste Charlie Covell et de l’auteur-producteur Hugo Blick (The Shadow Line, The Honourable Woman), tous deux anglais, n’ont donc de netflixien qu’une participation financière, un droit de regard et une distribution internationale. Ce qui n’atténue en rien le rôle joué par Netflix : sans l’intervention de l’influente entreprise américaine, ces séries n’auraient peut-être jamais vu le jour. On ne peut simplement pas les qualifier de « séries Netflix », sauf à mélanger sans vergogne création, production et diffusion.
Le tableau des « Continuations » (ou reprises de séries plus ou moins officiellement annulées par leur diffuseur original) s’avère encore plus problématique, surtout si on le combine à la précipitation avec laquelle Netflix appose son logo « A Netflix Original Series » sur lesdites œuvres prolongées voire, dans certains cas, ramenées à la vie après de longues années d’absence [1]. Que Black Mirror soit aujourd’hui considérée comme une « série Netflix » n’a certes rien d’infamant, la dystopie britannique de Channel 4 étant passée exclusivement sous pavillon netflixien à partir de sa troisième saison. Mais de là à la qualifier de « série originale Netflix », il y a un pas que bon nombre d’observateurs plus ou moins spécialisés se sont empressés de franchir sans la moindre considération pour la généalogie et le contexte de production de cette fiction télévisuelle. Toute l’originalité de Black Mirror réside pourtant, outre la vision artistique de Charlie Brooker, dans la témérité avec laquelle les dirigeants de Channel 4 ont mis sur les rails une satire aussi féroce de nos sociétés saturées de technologies intrusives (critique à laquelle est loin d’échapper la Silicon Valley qui sert de berceau à Netflix, ce qui rend d’autant plus ironique la reprise de la série par ce dernier…). Oser lancer sur une chaîne de service public une série d’anticipation dont le premier épisode implique la fornication d’un premier ministre avec un porc, quel autre diffuseur à forte magnitude aurait pu s’en targuer ? Le principal rôle joué par Netflix s’est en l’occurrence réduit à celui d’un « passeur » ayant permis à la série de se prolonger et de gagner en visibilité, sachant que son concept était fourni clés en main et avait déjà largement fait ses preuves sur les petits écrans britanniques (et au-delà).
Prenons un autre exemple, plus trouble et troublant encore : La casa de papel. Si ce thriller à grosses ficelles hollywoodiennes s’est fait connaître sous son titre original en France, c’est par son appellation anglaise (Money Heist) qu’on le retrouve sur la page Wikipédia des programmes originaux de Netflix. Plus précisément, dans le tableau des séries dont Netflix possède les droits de « distribution internationale exclusive » – ce qui fait sens dans la mesure où La casa de papel a d’abord été une série originale d’Antena 3, diffusée en deux parties sur la chaîne privée espagnole, avant d’être reprise, rééditée et « rediffusée » par Netflix sous la forme d’une paire de saisons de 13 et 9 épisodes respectifs. Cependant, on constate que le nom anglais de la série figure également dans un autre tableau, celui des « Continuations à venir » de Netflix, signe que le simple distributeur d’hier n’a pu résister à la tentation de commander et de produire individuellement une nouvelle saison (sans Antena 3, donc). L’objectif : surfer sans détour sur le succès international de la série, quitte à afficher clairement l’opportunisme d’une telle opération. Nous voici donc face à un nouveau cas de série créée et lancée à l’étranger par une chaîne de télévision linéaire, avant d’être littéralement « absorbée » par Netflix qui n’a pas tardé à user de sa force de frappe promotionnelle pour convaincre ses abonnés du monde entier que, oui, La casa de papel (ou Money Heist, quel que soit le nom qu’on lui donne) est bien une « série originale Netflix ». Sorti du cercle des initiés, un sondage national ne manquerait d’ailleurs sans doute pas de montrer que la plupart des spectateurs français sont persuadés que celle-ci est en effet une création interne de Netflix. Si l’on ajoute que, une fois ses droits rachetés en espèces sonnantes et trébuchantes à son diffuseur original la série se retrouve enfermée dans un catalogue dont elle ne risque pas de sortir de sitôt, il est permis de s’attendre à ce qu’une telle croyance continue de rallier des adeptes dans les années à venir [2]. Tant que Netflix paie au comptant, tout le monde est content.
Des séries mondial(isé)es
Ce qui me ramène à ma question initiale : c’est quoi, une « série Netflix » ? Si l’on en croit d’innombrables articles de presse aussi généreux en raccourcis qu’avares en fact-checking, Black Mirror et La casa de papel sont sans conteste des productions de l’écurie Netflix. Une conclusion hâtive que l’on peut interpréter de deux manières : d’une part, la confusion entre contenu et contenant est un mal endémique contre lequel il semble de plus en plus difficile de lutter à l’ère des réseaux sociaux et du matraquage promotionnel qui s’en sert comme d’une nouvelle arme de communication massive ; d’autre part, la série télévisée tend de plus en plus à se « mondialiser » sous l’influence des plateformes de SVOD, non pas en ce qu’elle parvient à toucher des marchés internationaux (elle le faisait déjà il y a trente ans), mais en ce qu’elle vise en amont un public global synonyme d’accroissement accéléré du nombre d’abonnés.
Contrairement aux objectifs affichés avec insistance par les dirigeants de Netflix ou d’Amazon, les séries non américaines que l’on voit aujourd’hui fleurir et circuler sur les plateformes de SVOD se révèlent en effet (à quelques exceptions près) plus globales que locales, à rebours des stratégies « glocales » adoptées par le Danemark, la Suède, la Norvège, la Belgique, Israël ou, dans une certaine mesure, la France au cours de la dernière décennie. Une série turque comme The Protector, par exemple, est typique de cet universalisme politiquement correct qui s’emploie à cacher son refus de tout particularisme derrière le paravent d’une prétendue « ouverture au monde » (comme si la différence ne pouvait plus participer de la richesse et de la complexité de l’espèce humaine). Lancée en décembre 2018 par Netflix, cette série de super-héros reprend tant de codes du genre qu’il est difficile d’en voir autre chose qu’une énième resucée, le lieu de tournage (Istanbul) et la nationalité des acteurs constituant les seules différences notables vis-à-vis d’un « moule » dans lequel il n’y a plus qu’à se couler. Rien à voir, à titre de comparaison, avec la manière dont Bruno Dumont a pu se réapproprier les codes du polar dans P’tit Quinquin…
Bien sûr, à ces questionnements bon nombre de pragmatiques rétorqueront que seule importe la qualité du « produit » final, qu’une bonne série reste une bonne série d’où qu’elle vienne, et que le reste n’est que littérature. Ceux-là auront peut-être raison sur la forme, mais un tel raisonnement revient à se pâmer devant le colis qui arrive quasi systématiquement en temps et en heure dans sa boîte aux lettres sans s’interroger sur la chaîne de traitement qui a pu l’amener là, ni sur les répercussions à moyen et à long terme d’une politique aussi agressive et monopolistique que celle menée par Amazon. Uberisée, globalisée, standardisée, la série produite en volumes inédits par Netflix (en attendant la contre-offensive d’autres multinationales expansionnistes comme Amazon, justement, mais aussi Apple, Disney, WarnerMedia, YouTube, Facebook, etc.) entre assurément dans une phase de « reconfiguration », pour emprunter le vocabulaire d’un développeur de la Silicon Valley. Les contours de celle-ci restent cependant encore à préciser, alors patience : vous recevrez de plus amples informations à la prochaine mise à jour.
[1] Le problème se pose également pour les fictions télévisuelles dont Netflix a juste acquis les droits de distribution en SVOD, ainsi que le relève Bruno Patino, directeur éditorial d’Arte depuis novembre 2015, dans un entretien avec François Jost : « Même quand [les chaînes de télévision] produisent un programme qui a un destin numérique fabuleux, l’attribution qui leur en est faite n’est plus automatiquement forte. Et les plateformes ne sont pas tout à fait loyales, parce que quand vous regardez Dix pour cent, une fiction France Télévisions sur Netflix, vous avez marqué ''Netflix original'' dedans. Définitivement, l’attribution ne se fait plus. » (Patino Bruno cité par Jost François, « Mutations de la télévision », Télévision, n° 10, Paris, CNRS Éditions, 2019, p. 241)
[2] Le « buy out » dont il est ici question consiste à « acheter tous les droits d‘un coup, au moment de la signature du contrat, sans avoir à reverser des royalties ultérieurement en fonction de l’exploitation de l’œuvre ».
0 Commentaires
Participer à la Discussion