L'Inde célèbre, jeudi, en grande pompe, le 72e anniversaire de son indépendance. Un faste qui peine à masquer ses récents abus au Cachemire et l'effritement de ses principes laïques.
Il y a 72 ans jour pour jour, quand le drapeau safran-blanc-vert de l’Inde a remplacé la bannière britannique sur le Fort Rouge de New Delhi, le monde a célébré la naissance d’une nouvelle nation qui est vite devenue un modèle postcolonial de démocratie laïque.
Cette année, les cérémonies commémorant l’indépendance indienne se dérouleront selon un même protocole suivi depuis des décennies. Le Premier ministre, Narendra Modi, hissera le drapeau sur le Fort Rouge, comme l’avait fait le premier chef du gouvernement du pays, Jawaharlal Nehru, le 15 août 1947. S’ensuivront le discours du Premier ministre depuis les remparts de cette magnifique forteresse d’architecture moghole, puis le chant de l'hymne national et enfin une salve de 21 coups de canon pour rendre hommage à ceux qui ont libéré le pays.
Toutefois, bien que les principes de la démocratie laïque soient toujours d’actualité sur le papier, l’Inde est revenue sur nombre de ces préceptes fondateurs. Dans la région déchirée du Cachemire, par exemple, New Delhi a de fait suivi les méthodes et le discours du colonisateur, note Nitasha Kaul, romancière et professeure de science politique et de relations internationales à l’Université de Westminster. "Il existe un mot pour un supposé développement qui s’accompagne d’une supériorité morale présumée et d’une rationalité économique, dans le bruit des bottes, sans que les populations affectées aient leur mot à dire, et basé sur le fantasme d’une puissance étrangère. Le fait que l’Inde se considère comme une démocratie postcoloniale n’y change rien – aucune entreprise coloniale dans l’histoire contemporaine n’a osé se désigner comme telle", écrit l’universitaire dans une tribune publiée dans la revue Foreign Policy.
Promesse de campagne
Bien que le pays ait été fondé comme une nation laïque, transcendant les identités religieuses, à l’inverse du Pakistan musulman, l’Inde d’aujourd’hui est un État hindou au même titre que le Pakistan est un État musulman. "La vision des nationalistes hindous est le pendant de ce qui existe au Pakistan, ce qui est triste car l’Inde s’est tenue à un autre modèle de démocratie, un modèle laïc où toutes les religions ont leur place", déplore Mira Kamdar, auteure du livre "L’inde au XXIe siècle", interrogée par France 24.
La semaine dernière, le gouvernement Modi a franchi le Rubicon en révoquant de manière unilatérale l’article 370 de la Constitution qui garantit l’autonomie au Cachemire indien. Cette révocation a de fait effacé les circonstances obscures dans lesquelles ce territoire a intégré le Dominion de l’Inde, tout comme les résolutions de l’ONU appelant à un référendum au Cachemire que l’Inde a ignorées.
Le parti au pouvoir Bharatiya Janata Party (BJP) avait menacé depuis longtemps de prendre une telle mesure et en avait fait une promesse clé pour sa réélection durant la campagne législative de 2019. Lorsque l’article 370 a finalement été abrogé le 5 août, prenant tout le monde par surprise, les partisans de Narendra Modi ont parlé de "solution finale" sans aucune once d’ironie.
La mise en place de cette abrogation, elle, a été bien plus radicale que promis par le BJP. Du jour au lendemain, le seul État indien à majorité musulmane a perdu son statut spécial et a été rétrogradé au statut de "territoire de l'Union" administré par New Delhi.
Pendant que Narendra Modi parlait avec éloquence du bien-être et de la prospérité que cette décision allait apporter au Cachemire et au reste de l’Inde, les habitants de cette région étaient coupés du monde comme jamais, sans accès à Internet ni au téléphone. Les mouvements ont été restreints, un couvre-feu a été imposé et des dizaines de milliers de soldats supplémentaires ont été déployés dans l’une des zones du monde les plus militarisées.
Étape finale
Pendant ce temps-là, les économistes s'appliquent à défaire le mythe selon lequel l’abrogation de l’article 370 va bénéficier économiquement au Cachemire, un État qui a de meilleurs indicateurs démographiques que bien d’autres en Inde.
Les habitants du Cachemire, à qui on a longtemps nié le droit à l’autodétermination, n’ont pas accueilli avec joie ce dernier "salut", mais la perspective d’une répression a permis au discours triomphaliste de l’administration Modi de s’en sortir sans égratignure.
“Avec le temps, l’Inde a grignoté peu à peu le statut autonome du Cachemire. L’étape finale de ce processus est arrivée", explique à France 24 Sumit Ganguly, professeur de science politique à l’Université Indiana Bloomington. "Cela a été fait avec l’idée que l’Inde est un État hindou homogène qui n’a pas besoin, ou très peu, de laïcité."
Alors que l’Inde a été créée à partir de la vision laïque de Nehru, une frange du nationalisme hindou a longtemps envisagé un État majoritaire qui se passerait de multiculturalisme.
“Cette frange a toujours été présente”, affirme Mira Kamdar. "Ce sont ceux qui ont assassiné Mahatma Gandhi, qui se sont opposés à la vision de Nehru et à celle d’Ambedkar (le père de la Constitution indienne, NDLR) et d’autres. Désormais, cette seconde vision, qui était jadis minoritaire, est montée en puissance."
À la veille de l’anniversaire de l’indépendance, un tribunal de l’État du Rajasthan, dans l’ouest de l’Inde, a acquitté six hommes du meurtre d’un producteur laitier musulman. Le lynchage abominable de Pehlu Khan, en 2017, par une foule de défendeurs de vaches, a été filmé et a fait les grands titres des journaux dans le pays. À la suite du verdict, le hashtag #PehluKhan est devenu numéro un en Inde, et de nombreux Indiens, y compris ceux de la diaspora, ont fait part de leur angoisse.
Bien que l’Inde ait un pouvoir judiciaire indépendant, l’infiltration progressive des partisans de la Hindutva – la nation hindoue – au sein des institutions du pays a érodé peu à peu, sinon complètement, les principes laïcs.
“Le fragile équilibre de la laïcité en Inde ne peut être maintenu que si l’État de droit prévaut et permet à chaque citoyen de se sentir l’égal des autres, quelle que soit sa communauté. Pour que cela soit possible, il faut un pouvoir judiciaire sans biais ou motivation religieux. Si à cet égard la Cour suprême reste l’institution indienne la plus importante, ses décisions parfois contradictoires et les idées communautaires épousées par certains représentants de la branche judiciaire ont contribué à l’érosion de la laïcité", note Christophe Jaffrelot, chercheur au Ceri-Sciences Po et au CNRS, dans le rapport "Le destin de la laïcité en Inde".
Si les musulmans – qui représentent 14 % de la population, soit la plus grande minorité en Inde – sont les plus menacés par cette tyrannie de la majorité, d’autres groupes ne sont pas en reste contre la violence du nationalisme indien, selon Sumit Ganguly.
“D’autres minorités font face à des discriminations grandissantes, comme la minuscule communauté chrétienne, avec des églises brûlées et des attaques sur des personnes", note le professeur.
Un marché gigantesque
À l’exception de quelques années pendant lesquelles l’état d’urgence a été imposé, l’Inde a réussi à maintenir un système de gouvernance démocratique, ce qui a valu à “la plus grande démocratie du monde” les faveurs de la communauté internationale.
Mais si la démocratie a résisté, l’Inde souffre de la vague de populisme qui touche de nombreux pays. Et au sein du deuxième pays le plus peuplé au monde, les choses tendent à s’effondrer à grande échelle.
L’étendue des dégâts est souvent passée inaperçue auprès d’une communauté internationale accrochée au stéréotype d’une nation spirituelle, dans laquelle elle peut continuer à projeter une vision orientaliste d’un "autre" non-monothéiste malgré une mondialisation de plus en plus rapide.
“L’enthousiasme des investisseurs internationaux pour le potentiel du marché indien et pour l’image de ce pays - une Inde grandissante, progressiste, technophile, qui regarde vers l’avant et qui rejoint les rangs des grandes démocraties – est énorme et très difficile à contrer", explique Mira Kamdar.
De nombreux leaders politiques et économiques mondiaux ne souhaitent pas offenser New Delhi. “Les principales capitales mondiales prennent soin de leur partenariat avec New Delhi. L’Inde offre des opportunités de marché exceptionnelles, ce qui expliquent qu’ils ne souhaient pas jouer les trouble-fête", explique à France 24 Michael Kugelman, du think tank Wilson Center, basé à Washington.
Ce marché massif explique en partie pourquoi la réponse de la communauté internationale a été si faible face à l’abrogation de l’article 370 la semaine dernière et face aux violations systématiques des droits humains au Cachemire. Une communauté internationale qui ferme les yeux d’autant plus facilement que le Pakistan soutient des groupes jihadistes dans la région.
“Le Pakistan a un problème d’image à l’étranger et a du mal à se faire respecter. Il a tenté de se faire entendre à l’Assemblée générale de l’ONU mais il manqué de crédibilité sur la scène mondiale”, observe Michael Kugelman.
Tandis que les grandes puissances et les dirigeants des institutions internationales semblent toujours réticents à condamner les actions de New Delhi au Cachemire, une prise de conscience grandissante au niveau international pourrait attiser la colère de l’opinion publique.
Depuis le 5 août, des manifestants protestent devant les ambassades et consulats indiens de villes comme Londres, New York et Los Angeles. Des groupes pro-Cachemire ont appelé à une nouvelle manifestation à Londres le jour de l’Indépendance. Les partisans du parti nationaliste indien ont aussi prévu une manifestation dans la capitale britannique le même jour. Dans la vallée du Cachemire, l’assouplissement du couvre-feu va probablement déclencher une nouvelle vague de manifestations et de révoltes qui feront les gros titres à l’international.
“Alors que le gouvernement Modi met un pied sur l’accélérateur dans son agenda nationaliste hindou, la réputation impeccable de l’Inde à l’étranger pourrait en pâtir”, prévient Michael Kugelman. “L’inde doit faire attention à son image et aux tactiques qu’elle utilise pour étouffer la révolte au Cachemire. Sinon, la mauvaise presse qu’elle obtiendra poussera les pays occidentaux à s’exprimer. Si les grands acteurs internationaux commencent à dénoncer les violations de l’Inde, alors le Pakistan pourra obtenir la place diplomatique qu’il a toujours voulue.”
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