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INTERVIEW - " Washington n'a pas de stratégie africaine", selon Immanuel Wallerstein

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INTERVIEW - " Washington n'a pas de stratégie africaine", selon Immanuel Wallerstein

Développement, relations Nord-Sud, place du continent dans la politique internationale des États-Unis, avenir du leadership américain… Le sociologue new-yorkais livre son diagnostic.

Dans les milieux de ­l’altermondialisme, ce courant d’opinion qui considère le libéralisme actuel comme le mal absolu, Immanuel Wallerstein fait un peu figure de gourou. Né à New York en 1930, ce sociologue est l’auteur d’une œuvre abondante - une quinzaine de ses livres sont disponibles en français -, consacrée pour l’essentiel au développement. Il a notamment prolongé les recherches de l’historien français Fernand Braudel sur l’« économie-monde », analysant l’essor du capitalisme sur la longue durée. Longtemps professeur à l’université de Binghamton, dans le nord-est des États-Unis, il fut aussi, entre autres, directeur d’études associé à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) de Paris. L’un des aspects les plus remarquables de ses travaux est d’avoir prévu l’aggravation du conflit Nord-Sud dès l’époque de la guerre froide.

Immanuel Wallerstein connaît l’Afrique depuis une cinquantaine d’années, avant donc les indépendances, et n’a cessé de la parcourir de long en large. Mais il est aussi l’un des principaux théoriciens du déclin des États-Unis. Un thème qu’il aborde dans l’interview qui suit, où il est question aussi de la place qu’occupe le continent africain dans la stratégie internationale américaine.

Jeune Afrique : Pourquoi l’Afrique ne parvient-elle pas à prendre le train de la croissance économique et du développement ?

Immanuel Wallerstein : Les Africains étaient déjà à la traîne en 1946. Dans certains pays sud-américains et asiatiques, il y avait plus de gens instruits, davantage de professionnels. Mais le retard de ce continent a surtout des raisons géopolitiques. Si l’on regarde, par exemple, l’expansion extraordinaire de la Corée, qui était en 1960 moins bien lotie économiquement que le Ghana, il faut mettre dans l’équation l’intérêt des États-Unis pour ce pays afin de contrebalancer le poids de la Corée du Nord.

De même pour l’Amérique latine. Même si elle a beaucoup moins progressé sur le plan du développement immédiat, c’est quand même une zone d’intérêt direct des États-Unis. Pour l’Afrique, certes, il y avait les ressources naturelles. D’où un intérêt spécial des Américains pour l’Afrique australe, ainsi que pour le Nigeria et son pétrole. Mais c’était géopolitiquement marginal.

Les États-Unis semblent désormais s’intéresser beaucoup plus à l’Afrique. La géopoli­tique devrait enfin favoriser ce continent.

Les Américains ont deux choses en tête. Il leur faut limiter la diffusion des éléments prétendument terroristes, c’est-à-dire liés à l’islam politique. Même si c’est secondaire par rapport au Moyen-Orient, la Somalie et le Soudan donnent quand même à réfléchir. Et puis il y a un concurrent qui monte en puissance, la Chine. Mais je doute fort que cela change énormément dans les dix ou quinze ans à venir. Souvenons-nous des années 1960. Pourquoi le Japon a-t-il connu une telle ascension ? Il a reçu une énorme aide économique des États-Unis à cause de la guerre de Corée. Et puis les Japonais ont pris en main leur développement, concentrant leurs efforts sur les éléments économiques. Ils pouvaient faire l’impasse sur les investissements militaires, car ils étaient protégés par les Américains, et le sont toujours au demeurant. Ils ont mis en place un excellent système d’éducation, développé un important secteur de la recherche.

Il n’y a donc pas que l’aide extérieure. La dynamique interne joue aussi un rôle important…

Je suis très réservé sur ces analyses millénaristes. C’est vrai que la Chine a une tradition de marchands vieille de plus de deux mille ans. Et quand elle a décidé de laisser tomber le communisme, il y avait des gens préparés à entrer dans le capitalisme. Mais il y a trente ans, on expliquait le retard de la Chine par le confucianisme. Aujourd’hui, les mêmes expliquent les progrès de la Chine par le confucianisme… Il faut se méfier de ces explications culturelles.

Les Africains seront près de 2 milliards en 2050. Ils auront dépassé les Chinois et les Indiens. La démographie est-elle une chance pour le continent ?

C’est la seule région du monde où la croissance démographique ne ralentit pas. C’est en grande partie en raison de la situation économique. Mais il est difficile de comparer l’Afrique avec l’Inde, qui est un seul pays, avec une seule administration, une grande armée. Il y a aussi beaucoup de gens à l’extérieur qui réinvestissent dans le pays. Comme en Chine. Il y a certes les Nigérians qui commencent à faire la même chose, mais le mouvement est faible à l’échelle du continent.

L’Afrique a une importance nouvelle pour les États-Unis, ?si l’on en juge par les systèmes de défense qu’ils y installent. Au moment même, d’ailleurs, où les Français s’en vont. Y a-t-il un rapport ?

Il y a un rapport, bien sûr. Depuis trente ans, les Américains - et c’est leur dernier espoir sur le plan militaire - mettent en place un énorme réseau de bases dans quelque cent pays. L’Afrique n’est donc pas un cas isolé. Mais ce n’est à mon avis qu’un élément temporaire de l’ultra-expansion des États-Unis, qui est à son faîte actuellement. Et qui ne peut que reculer d’ici cinq à dix ans. Quand ce recul se produira, l’Afrique sera la première touchée, parce qu’elle est moins importante que l’Ouzbékistan ou le Paraguay.

Vous avez beaucoup écrit sur le déclin des États-Unis. Comment se manifeste-t-il ?

Ce déclin se compose de multiples éléments, qui se renforcent les uns les autres. Cela commence avec l’économie. Du point de vue de la compétitivité, les États-Unis sont de moins en moins forts par rapport à l’Europe occidentale ou l’Asie orientale. Et cela depuis trente à quarante ans. S’ensuit un certain déclin de leur pouvoir politique vis-à-vis de leurs alliés, qui avaient la possibilité de prendre un peu de distance, et qui en prennent de plus en plus. Avec Bush, les Français aussi bien que les Allemands ont été encouragés à prendre encore plus de distance.

Et puis, il y a le déclin militaire. Le désastre de l’Irak est irrécupérable. Les Américains vont retirer leurs troupes dans un ou deux ans. Cette affaire a montré que les États-Unis n’ont pas la capacité militaire de prendre en main un pays comme l’Irak. On peut avoir toute cette machine de guerre incroyable, on peut dépenser annuellement autant que tous les autres pays du monde réunis, même davantage. Mais le fait est qu’on n’a pas assez de soldats pour occuper un pays.

Parce que les conflits ont changé de nature ?

Non. Le fiasco irakien a montré les limites du pouvoir militaire des États-Unis. Donald Rumsfeld disait que pour gagner il fallait des avions et quelques troupes spéciales. C’est faux. Il faut envoyer des troupes, et nous n’avons pas de troupes. Parce que nous avons une armée de mercenaires internes : les pauvres, les gens qui n’ont pas d’autre possibilité s’engagent dans l’armée. Et pas en nombre suffisant.

Pour revenir à l’Afrique, sur ce continent, la colonie particulière des Américains, c’est le Liberia. Il y a trois ou quatre ans, le pays était en situation de crise grave, et l’on voulait faire appel à des troupes occidentales pour calmer le jeu. On a demandé que les États-Unis envoient 1 000 soldats. Les chefs de l’armée ont dit : nous n’avons pas ces 1 000 soldats… Pour le pays qui est considéré comme la plus grande puissance militaire au monde, ne pas avoir 1 000 soldats pour secourir le Liberia, sa colonie directe, c’est pour le moins ridicule !

Après l’expérience somalienne, l’Afrique fait particulièrement peur.

La Somalie, c’était déjà la même chose. Si les Américains avaient envoyé dix fois plus de soldats, les choses auraient peut-être tourné différemment.

À vous entendre, il n’y a pas lieu de se montrer optimiste pour l’Afrique…

Nkrumah avait raison. Les pays africains sont trop petits. Pour participer à la compétition mondiale, il faut commencer par créer des structures plus larges. Pas nécessairement au niveau de toute l’Afrique, pas nécessairement non plus des fédérations formelles, mais des structures comparables au Mercosur en Amérique du Sud, c’est-à-dire regroupant quatre à cinq pays et qui commencent à s’imposer économiquement tout en ayant un projet politique. En Afrique, ce projet politique existait dans les années 1950-1960. Il n’y aucune raison pour qu’une nouvelle génération ne puisse pas créer un nouvel élan.

L’arrivée massive des Chinois est-elle une chance pour l’Afrique ?

Ce grand pays qu’est la Chine a décidé de montrer ses muscles économiques. Et pas seulement en Afrique. Les Chinois sont présents également en Amérique latine, en Asie du Sud-Est. Ils commencent à tisser des relations en sachant que les États-Unis vont se désengager, que la France se retire déjà. Ne dit-on pas en France que Chirac est le dernier président africain ? Les hommes politiques français ne veulent plus envoyer des soldats ici ou là pour maintenir tel ou tel régime en place. Ils ont une optique européenne plus qu’africaine. Si la France se retire, si les États-Unis se retirent, la Chine, calmement, s’installe. Elle ne va pas envoyer des soldats. Ce qui l’intéresse, ce sont les ressources naturelles. Et les amitiés qu’elle peut nouer sur le continent. Il n’y a d’ailleurs pas que la Chine. Le Japon, la Corée s’intéressent au continent africain. L’Inde aussi.

Est-ce une bonne chose pour l’Afrique ?

Si j’étais chef d’État africain, je serais heureux d’avoir de multiples partenaires. On peut jouer entre eux. C’est donc plutôt une bonne chose du point de vue de l’Afrique. Mais on saura que l’Afrique a sérieusement progressé lorsqu’il y aura des Africains dans d’autres régions. Pas des émigrés comme aujourd’hui, mais des hommes d’affaires, des diplomates. Pour être important dans le monde, il faut jouer sur le plan mondial. Si, d’ici cinq ou dix ans, on discute de la présence des Indiens en Afrique, mais aussi de celle des Africains en Inde, on pourra dire que l’Afrique commence à sortir de la marginalité.

Le pétrole africain est un atout non négligeable.

La question n’est pas nouvelle. Qu’est-ce qu’on fait du pétrole ? On peut le prendre en main comme l’ont fait les Mexicains dans les années 1930, comme le fait le Venezuela actuellement. À ce moment-là, c’est une rente énorme pour le pays. À condition qu’on l’utilise à bon escient. Mais si l’on a beaucoup de pétrole comme le Nigeria et que ce n’est pas l’État qui en récupère la rente mais quelques milliardaires, c’est tout différent.

Je répète : pour aller de l’avant, il faut une combinaison entre la prise en main autonome d’un pays ou d’une région en connexion avec une situation géopolitique momentanément favorable pour telle ou telle raison. Pour le moment, on n’a ni l’un ni l’autre en Afrique. Mais tout change vite en géopolitique. L’apparition de groupes ou de mouvements porteurs de projets politiques sérieux est toujours possible.

L’Afrique n’a-t-elle pas fait de réels progrès dans le domaine politique ? On a quand même des processus électoraux beaucoup plus satisfaisants.

Les Africains sont fatigués de l’ère des dictateurs, c’est sûr. Certains pays, comme la Mauritanie, ont connu récemment un transfert du pouvoir. Mais quantité de pays n’ont pas encore d’élections sérieuses. Et quand bien même elles le sont, elles sont loin de suffire. Si elles se résument à des comptages ethniques, ou, comme récemment en RD Congo, à un affrontement entre l’est et l’ouest du pays, je ne trouve pas cela encourageant en soi. Les élections doivent se faire sur la base de projets politiques au lieu, comme c’est le cas actuellement, d’oppositions géographiques.

Les protégés des États-Unis, comme l’Éthiopie ou l’Ouganda en Afrique de l’Est, ne brillent pas en la matière…

Les États-Unis avaient une politique de clients. Ils les prenaient là où ils les trouvaient. Les Rwandais, par exemple, avaient besoin de soutien. La Belgique ne pouvait être ce soutien, la France non plus, même si elle a essayé. Je ne pense pas qu’à Washington on dresse une carte de l’Afrique en disant : voici les cinq pays importants. C’est une politique beaucoup plus opportuniste. Tout d’un coup, par exemple, la République centrafricaine devient disponible. On la prend si on peut. Avant on n’y pensait pas, c’était une affaire française. Qui d’ailleurs aux États-Unis savait que ce pays existait ?

Ce n’est pas une politique très cohérente…

Je ne crois pas que l’on passe beaucoup de temps au département d’État ou à la Maison Blanche à discuter de l’Afrique. Pour ce qui est de la Somalie, on n’a pas aimé que des islamistes liés à al-Qaïda prennent le pouvoir. On a décidé qu’il fallait faire quelque chose, mais pas directement, parce que la dernière fois qu’on l’avait fait, cela avait été un désastre. On a donc encouragé l’Éthiopie : allez-y, faites quelque chose, nous vous appuyons.

Les Français ont une politique plus réfléchie ?

Oui, je pense. L’Afrique, c’est le jardin où les Français ont joué pendant plus de cent ans. Ils ont dû abandonner leurs colonies parce qu’il y avait la fièvre des indépendances, mais ils ne voulaient pas vraiment céder tout le pouvoir. Après les indépendances, ils ont gardé leur rôle politique, militaire, etc.

La présence de plusieurs millions de personnes originaires d’Afrique en France fait que ce continent ne peut pas être traité comme les autres.

Probablement près de 20 % des Américains sont des Mexicains. Cela ne veut pas dire que les Américains sont désireux de faire quoi que ce soit pour les Mexicains, si ce n’est les empêcher d’entrer aux États-Unis. Mais c’est vrai que vis-à-vis de l’Afrique on est beaucoup plus sérieux en France qu’en Angleterre ou aux États-Unis. Pour préserver la francophonie, il faut garder des liens avec ces pays. Cela fait partie de la vision mondiale française. Le rôle de la France dans le monde est pour une bonne part culturel.

La culture, justement. C’est un domaine où l’Amérique maintient sa prééminence.

Le cinéma, la musique, les arts plastiques sont en effet les derniers bastions américains. Dans les souks en Irak, on trouvera longtemps encore les derniers disques américains. Ils ne seront pas supplantés par les productions des musiciens chinois… C’est important, mais cela ne suffit pas. La France le sait : elle a longtemps gardé un pouvoir culturel quand d’autres pouvoirs lui échappaient.

Fernand Braudel a soulevé une question sans pouvoir y répondre : pourquoi, quand il y a des centres politico-économico-militaires très importants, il y a un autre centre qui semble accaparer la culture. Il prenait l’exemple de Florence vis-à-vis d’autres villes italiennes. Au XIXe siècle et jusqu’au début du XXe siècle, la France était le centre culturel du monde. Le français était la lingua franca, la diplomatie se faisait en français, on venait étudier à Paris, etc. Mais le vrai pouvoir économique et militaire était ailleurs.

Que les États-Unis gardent un certain pouvoir culturel, cela peut être la consolation pour toutes les autres choses. Mais il ne faut pas se faire d’illusion. Une des raisons pour lesquelles les universités américaines sont devenues au cours des cinquante dernières années le centre de connaissances qu’ils sont, c’est l’argent. On pouvait acheter des professeurs. Cela commence à changer. Des Anglais reviennent en Angleterre, des Allemands en Allemagne…



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