La course à l’investiture démocrate est désormais un duel entre Bernie Sanders et Joe Biden, deux hommes blancs d’un certain âge. Alors que la campagne avait commencé avec plusieurs candidatures féminines, leurs abandons successifs interrogent sur la difficulté des femmes à s’imposer comme des figures « présidentiables » aux États-Unis.
La sénatrice de l’État de New York Kristen Gillibrand s’est retirée de la course en août 2019, la sénatrice de Californie Kamala Harris a fait de même en décembre, suivie par l’écrivaine Marianne Williamson le 10 janvier. La veille du Super Tuesday, le 2 mars, c’est la sénatrice du Minnesota Amy Klobuchar qui abandonne et enfin, le 5 mars, Elizabeth Warren. Officiellement, il ne reste plus en lice que la représentante d’Hawaï Tulsi Gabbard, mais ses chances de l’emporter sont dérisoires.
Jamais auparavant les primaires du parti démocrate n’avaient offert à ses électeurs autant de candidatures féminines. A l’arrivée pourtant, c’est bien sur deux hommes que leur choix va se porter pour affronter Donald Trump à la présidentielle. Et la défaite d’Hillary Clinton en 2016 est encore dans tous les esprits. Alors « pourquoi l’Amérique ne peut-elle pas élire de femme dirigeante ? », s’interroge le Time, quand d’autres pays l’ont déjà fait.
La question de l'« éligibilité »
Les préjugés liés au genre sont un premier élément de réponse, estiment la plupart des observateurs. « Il y a une part de sexisme dans la question de l’éligibilité, qui se pose toujours plus pour une candidate femme que pour un homme, analyse Hélène Quanquin, professeure d’histoire et civilisation des États-Unis à l’Université de Lille. On estime que les femmes partent avec un obstacle supplémentaire ».
La récente étude d’une politologue de l’Université d’Ottawa, Regina Bateson, démontre que les électeurs estiment en effet les femmes « moins éligibles » que les hommes. Et un sondage mené par Avalanche Strategy l’été dernier confirme que le genre est considéré comme un obstacle plus important que « l’âge, la race, l’idéologie ou l’orientation sexuelle » d’un candidat.
Ambition et compétence
L’image de la femme en politique souffre de stéréotypes qui n’affectent pas les hommes. Notamment en ce qui concerne l’ambition. Dans une étude de l’Université de Yale datée de 2010, les chercheurs Victoria Brescoll et Tyler Okimoto expliquent que « les gens sont moins enclins à voter pour des candidates si elles sont perçues comme étant en quête de pouvoir politique, mais les perceptions liées à la recherche de pouvoir n'affectent pas les préférences des électeurs pour les candidats masculins ».
Par ailleurs, des atouts comme l’expérience et la compétence ne semblent pas jouer en faveur des candidates. Avocate formée à Yale et très tôt impliquée en politique, première dame influente, sénatrice et secrétaire d’État, Hillary Clinton a un CV impressionnant. Elle a pourtant perdu en 2016 face à Donald Trump, dont la carrière politique est inexistante. Amy Klobuchar, malgré ses années d’exercice au Sénat, a été vite occultée par Pete Buttigieg, une jeune maire de 38 ans. En juin 2019, elle estimait qu’une femme avec le même cursus que l’élu de South Bend « n’aurait pas été prise au sérieux ».
Les candidates à l'investiture démocrate Elizabeth Warren (G) et Amy Klobuchar (D), le 1er mars 2020 à Selma, dans l'Alabama..
Les candidates à l'investiture démocrate Elizabeth Warren (G) et Amy Klobuchar (D), le 1er mars 2020 à Selma, dans l'Alabama.. Joshua Lott / AFP
Mais c’est sans doute Elizabeth Warren qui a payé le plus lourd tribut sur cet aspect. Ancienne assistante du président et conseillère spéciale au secrétaire du Trésor sous Obama, sénatrice et vice-présidente du groupe démocrate au Sénat, professeur de droit à Harvard, elle a été surnommée « madame je-sais-tout » ou « l’institutrice », on lui a reproché d’être « condescendante ». Une critique qui « ne peut pas être dissociée du sexe de Warren », estime The Atlantic. « Le paradoxe est subtil, mais n’en reste pas moins pénalisant : plus elle s'efforce de prouver au public qu'elle est digne de pouvoir - plus elle offre de preuves de sa compétence - plus elle devient "condescendante" ». Et le magazine de résumer : « c’est à cause de ses réussites qu’elle représente une menace ».
Deux poids, deux mesures
Être « trop compétente » jouerait donc en défaveur des femmes politiques, et dans le même temps « les femmes sont soumises à des normes plus élevées », estimait la candidate Amy Klobuchar lors du débat de novembre. « Sinon, nous pourrions jouer à un jeu appelé "Nommez votre femme présidente préférée", ce que nous ne pouvons pas faire parce que ce sont tous des hommes, y compris les vice-présidents. »
Hillary Clinton exprimait un sentiment similaire après sa défaite en 2016. « Cela ne devrait pas être une tâche impossible pour plus de femmes d'atteindre leurs propres objectifs, confiait-elle au Time. Mais nous sommes confrontées à un double standard pernicieux qui est porté et encouragé par l'idée de perfectionnisme. »
Et si le regard des autres est un obstacle, l’opinion que les femmes ont d’elles-mêmes douche leurs ambitions. « Des études montrent que nombre de femmes ne se présentent pas parce qu’elles doutent de leurs propres capacités », rappelle Hélène Quanquin, professeure d’histoire et civilisation américaine à l’Université de Lille.
Une course d'obstacles
Néanmoins, les perceptions et représentations sociales ne sont pas le seul problème. « La campagne des primaires est une course très longue, difficile, qui demande beaucoup d’argent et de réseau, explique Hélène Quanquin. Et cela se fait au détriment des candidatures des femmes et des minorités », dont l’accès aux ressources est plus limité et qui sont des figures moins installées dans la paysage politique.
Et même quand la course d’obstacles des primaires est franchie avec succès, le système peut continuer d’être un frein pour une candidate. « Il ne faut pas oublier qu’Hillary Clinton a obtenu trois millions de voix de plus que Donald Trump, rappelle Hélène Quanquin. C’est le collège électoral qui a faussé la donne. » Une nuance importante, car le vote populaire laisse donc penser qu’« une femme pourrait être élue » à la tête du pays, selon la spécialiste des États-Unis.
La vice-présidence ?
Dans le cas des primaires de cette année, les analystes estiment que la défaite d’Hillary Clinton en 2016 a probablement influencé les électeurs démocrates dans leur choix, considérant qu’il était peut-être trop risqué de nommer une femme pour affronter Donald Trump. Il y a aussi le facteur stratégique de candidatures qui n’ont pas nécessairement pour objectif de « gagner ». « Beaucoup de gens se présentent aux primaires pour montrer qu’ils existent, avec en ligne de mire l’élection d’après ou la place de vice-président », pointe la professeure à l’Université de Lille.
Or la vice-présidence est désormais le nouvel enjeu pour les femmes dans la course, et c’est un enjeu important. « Une vice-présidente pourrait changer la donne, ça pourrait être une vraie avancée pour les femmes et un tremplin pour 2024 », analyse Hélène Quanquin. Ce serait également historique. Jusque-là, deux femmes seulement ont candidaté au poste, Sarah Palin en 2008 et Geraldine Ferraro en 1984. Et dans les rangs démocrates, de plus en plus de voix s’élèvent, militants ou élus, pour qu’une femme figure sur le ticket aux côtés du candidat du parti, rapporte le New York Times.
Joe Biden et Bernie Sanders s’y sont toujours dit favorables, et leurs proches collaborateurs estiment que ce choix constituerait « de solides arguments politiques », en suscitant notamment « l’enthousiasme des électrices, qui constituent l’épine dorsale du parti » et en « accentuant le contraste » avec le président élu. « Les femmes restent les opposantes les plus solides à M. Trump » rappelle le quotidien américain, qui s'interroge : briser « le deuxième plafond de verre le plus haut, le plus solide, ce ne serait pas si mal, non ? ».
Mais en attendant qu’une femme remporte un jour l’élection présidentielle, l’arrivée de Donald Trump au pouvoir a provoqué un changement important et les élections de mi-mandat en sont la preuve. Non seulement le scrutin de 2018 constitue un record historique en termes de nombre de femmes élues, mais il a surtout mis en lumière une nouvelle génération de femmes politiques.
Si le système américain est loin d’être parfait, « il a aussi cette spécificité de donner une place à des profils de femmes fortes », commente la professeure d’histoire et civilisation des États-Unis à l'Université de Lille, Hélène Quanquin. Et de conclure : « après tout, si on se pose la question de la victoire d’une femme, c’est que plein de femmes peuvent y prétendre. »
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