Le Souvenir nous venge toujours de la mort. Mais n’est-il pas vain de se venger d’elle? Senghor l’avait attendue. Il avait même dans ses pensées et ses écrits, précédé celle-ci. En quittant le pouvoir en 1980, on se le rappelle, il avait promis de vivre juste jusqu’en 2000 pour accompagner son épouse Colette. Il avait alors comme choisi la date de son autre départ, celui d’où ne reviennent que ceux qui ont laissé des œuvres fortes dans la mémoire des peuples et des nations. Oui, on revient bien de la mort !
Que soient ici salués tous ceux qui de par le monde, jusqu’aux coins les plus reculés de l’Amazonie, ont célébré son œuvre poétique, son action politique, sa mémoire. Parmi ceux-là, ceux, nombreux, qui, sans le sou, avec leur cœur, ont tenu à commémorer son centenaire, sans bruit. Ne nous dérobons pas en taisant le nom du Président de la République du Sénégal - terre de Senghor- qui, très tôt, a voulu que notre pays ne soit pas en reste dans cette grande année du centenaire. Bien sûr, tout n’a pas été rose, mais ce que nous en retiendrons devrait être moins critique mais plus humain, plus conciliant car, finalement, Senghor se fête lui-même par la dimension du poète et la puissance de son aura. J’ai entendu que l’île de Gorée allait abriter une structure que l’on voudrait à la fois utile et prestigieuse, qui porterait le nom de Senghor. Une sorte de «Villa Médicis». A la bonne heure ! Si ce projet aboutissait, notre pays aura laissé non des traces mais une marque que l’histoire retiendra dans le sillage du centenaire du maître. Pour ma part, il y a bien longtemps, au plus fort des vaines polémiques et des sous-entendus, que j’ai salué la haute tenue du Président devant la mémoire de Sédar et ce, depuis ses funérailles. Senghor était un homme paisible, tranquille, organisé, habité par le travail de l’esprit, soucieux de laisser une pensée qui nourrirait le monde pour le respect de l’Afrique. Notre réponse devrait être à sa hauteur. Nos actes à sa hauteur. Ce qui compte et qui doit compter aujourd’hui et pour demain, c’est de tenter de faire émerger d’autres Senghor, d’autres Cheikh Anta Diop et qui dépasseraient les parrains.
Au moment où notre pays va affronter des élections législatives et présidentielles dont on prédit qu’elles seront de tous les dangers -il est temps de guérir de cette maladie, de cette peur et de regarder notre passé jusqu’ici impropre à tant de malheurs- l’image et l’héritage de Senghor nous apaisent et nous donnent à avoir moins peur, plus en confiance, plus dignes. Chacun de nous doit faire son travail là où il est. Chacun de nous doit savoir où il va, pour que notre pays garde sa noblesse, son unité, sa grandeur, ainsi que l’affection et l’attachement que lui portent tant de peuples dans le monde. Acceptons tous que la politique n’est pas un métier, mais un mandat. Faisons de ce mandat une conscience, une leçon de vie pour que tout soit plus simple. Je refuse d’avoir peur pour mon pays. Ce qu’il a donné à l’Afrique et au monde me l’interdit. Certes, les politiques ont du mal à ressembler à ce qu’on aurait aimé qu’ils soient. Sous nos latitudes, la politique semble ne servir que l’apocalypse. Elle est la mère de toutes les inquiétudes, de toutes les dérives alors que sa mission est la plus belle, la plus achevée qui soit pour servir et honorer la cité. C’est de cette conception, de cette foi tenace, de cette certitude à toute épreuve, de cette élévation veillée par un esprit d’éthique, que Léopold Sédar Senghor a tiré toute la validité de son itinéraire. Il ne sera pas le seul, je suis sûr. Si une seule fois, il pouvait nous arriver à l’esprit de pouvoir préférer notre pays à notre mère, il est des chances que nous en fassions un bien beau pays. Pour dire combien ce pays a besoin de nous, ce pays pour qui nos mamans prient jusqu’à l’obsession.
Le 20 décembre me rappellera toujours Senghor, comme décembre rappelle toujours Noël. Je suis si triste pourtant au moment où j’achève ces lignes, si épuisé. Triste et peiné d’avoir erré seul sous le vent sur le site du projet du Mémorial de Gorée, bien culturel, site profané où tout le mur d’enceinte vient d’être détruit, démoli, rasé, portail jeté, sigle humilié. Un grand vide sur la mer, l’histoire belle d’un Mémorial de la traite négrière qui se referme, une corniche violée, en deuil, une grande douleur, une injustice désormais inscrite comme une inguérissable blessure. Pas une explication, pas un mot des autorités coupables, pas une lettre officielle, toujours ce superbe mépris pour la hiérarchie, une royale impunité, une inélégance abrupte et sèche loin de ce que le Président de la République, par principe, par proximité souvent, m’a personnellement donné à aimer chez lui, à respecter chez lui : cette charge d’affectivité et de gentillesse qu’il porte et qui vous désarme et que la civilité et l’attention rendent encore plus émouvante sans que l’adversité, s’il le faut, y perde son moindre cil. Depuis l’avènement de l’alternance, il a su, malgré sa fameuse formule «La fille est belle mais je ne l’aime pas», avec habileté et complicité, nous défendre sans le paraître, et nous protéger pendant sept années des insoutenables prétendants au site du Mémorial de Gorée. Si ce n’est pas un miracle, cela lui ressemble! Pourquoi détruire maintenant tant d’espérance chez des millions de noirs de la diaspora? Tant pis pour ma plaidoirie encore si on ne la lit pas comme une sérénade, en ses temps d’ivresse !
Mais revenons à Senghor, à cette date anniversaire de sa disparition et que mon amertume me soit pardonnée. Et prions pour lui, pour Julien Jouga, prions pour que notre pays reste notre pays dans la lumière des Saints.
Amadou Lamine Sall- Poète -Lauréat des Grands Prix de l’Académie Française
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