On prend le risque de le dire, c’est la rage au cœur que Mody Niang s’est résolu à «écrire» afin que le premier Président de la République du Sénégal soit vu autrement. Autrement que sous ses habits «poétiques, littéraires et culturels». Particulièrement outré par le traitement médiatique parcellaire de l’année Senghor (2006), l’auteur dont le livre est préfacé par l’ancien Premier ministre Habib Thiam, ressort, en un peu moins de deux cents pages très bien documentées, ce que fut la «vie politique» du fondateur du Sénégal moderne. De son entrée en politique en 1945 à son retrait volontaire ou forcé du pouvoir, Senghor régna sans partage sur le pays et se sortit, avec ruse, adresse et quelques fois par la force, des situations de crise institutionnelle. Initiateur de «réformes politiques majeures» dont le passage au multipartisme contrôlé, le compagnon de la «blonde normande» traîne cependant, aujourd’hui encore, quelques ennemis irréductibles qui virent en lui l’expression du «parti de la France».
CHANTRE DU PARTI UNIQUE…*
«(…) Dès le 19 décembre (1963), (le président Senghor) présentait à l’Assemblée nationale le nouveau gouvernement qu’il venait de former. Dans son discours d’investiture, il annonça d’emblée sa volonté de soumettre au peuple une révision constitutionnelle en vue d’instituer un exécutif monocéphale. Ce choix lui paraissait désormais indispensable et incontournable. Son discours reflétait exactement l’orientation future de son action, de sa gouvernance. En particulier, sa préférence pour un parti unifié (unique de fait) était sans équivoque. On sentait déjà sa volonté de fondre dans l’Ups tous les autres partis légaux. La réalisation de ce qu’il appelait alors le parti dominant était un préalable nécessaire à la réalisation de l’unité nationale. Celle-ci supposait, commandait surtout de tendre la main à l’opposition légale. Et il prenait bien le soin de préciser qu’il parlait de l’opposition «qui ne reçoit pas les ordres de l’étranger».
«(…) De même, il donnait sa conception de la démocratie. Contrairement à ce que pensent certains dirigeants politiques occidentaux, disait-t-il, le mot démocratie est loin d’être univoque. En particulier, il serait erroné de croire que le multipartisme est synonyme de démocratie». On comprend mieux sa préférence pour le Parti dominant (qu’il écrivait toujours avec un grand P), qui devait phagocyter tous les autres partis (légaux)…»
…IL OFFRE UN PARTI A ME WADE
«(…) Il mûrissait, depuis quelques années, une décision importante, qu’il garda longtemps secrète, au moins pour le grand public. En nommant un Premier ministre en 1970, il envisageait sérieusement de se retirer de ses fonctions de président de la République. Il s’était mis à préparer cette retraite avec méthode, patiemment et discrètement. Mais, auparavant, il lui fallait réaliser un rêve qui lui était cher : faire admettre l’Ups dans l’Internationale socialiste. Pour cela, au moins deux conditions étaient exigées : l’existence du multipartisme et l’absence de prisonniers politiques dans le pays candidat. Senghor va s’employer donc à concrétiser un projet qu’il trouvait désormais mûr : la mise en place d’un multipartisme limité et progressif.
Nous sommes en juillet 1974. Le président Senghor est à Mogadiscio, capitale de la Somalie, où se tenait le Xe sommet de l’Organisation de l’Unité africaine (Oua). Me Abdoulaye Wade prenait part à ce sommet en tant que président du groupe des experts de l’Oua. Il saisit Moustapha Niasse, alors directeur de cabinet du président Senghor, d’une demande d’audience auprès de ce dernier. Il est aussitôt reçu et, au cours de l’audience, informe Senghor de son intention de créer un parti politique. «Le Président pensa d’abord que Me Wade manoeuvrait pour se faire offrir un portefeuille ministériel, et il n’a peut-être pas tort, mais il décide de fermer les yeux sur ce non-dit et de prendre le juriste (Me Wade) au mot».
Quelqu’un qui en était persuadé et qui était dans le secret des dieux de la Françafrique dont il était pratiquement le géniteur, Jacques Foccart, décrit Me Wade en ces termes peu élogieux : «Il a eu un parcours en dents de scie, tantôt se montrant calme et logique, tantôt adoptant un comportement exalté et tenant un langage irresponsable. En 1974, quand il est allé dire à Senghor qu’il avait l’intention de créer un parti politique, le président de la République l’avait pris au mot, mais il était convaincu- et je crois qu’il a raison -que l’intention de Wade était de se faire offrir un portefeuille ministériel. Au fond, (…) Abdoulaye Wade est arrivé à ses fins, puisqu’il est aujourd’hui ministre d’Etat». (…) Senghor saisit l’opportunité que lui offrait Me Wade et lui fit la réponse suivante : «Ah bon! Ce n’est pas un problème. Je vais téléphoner à Collin (alors Ministre de l’Intérieur). Je vais lui donner des instructions, il va te demander le nom de ton parti. Dès mon retour, tu déposes ton dossier et on va te donner le récépissé».
Dès (le retour de Senghor) à Dakar donc, Me Wade constitua son dossier et le déposa le 31 juillet 1974 auprès du Gouverneur de la région du Cap-Vert (actuelle région de Dakar). Une semaine après, le 8 août 1974, le Pds était officiellement reconnu, marquant ainsi la fin du parti unique de fait au Sénégal et le début d’un multipartisme que Senghor allait gérer prudemment, à sa convenance.»
LE PRET BANCAIRE A MAJHMOUT DIOP
Deux ans après, en 1976, Majhmout Diop, Secrétaire général du Pai, qui vivait en exil et avait bénéficié d’une grâce présidentielle, manifesta le désir de rentrer au Sénégal et d’ouvrir une officine. Il avait un diplôme de pharmacien acquis à l’Est et dont il souhaitait la reconnaissance par les autorités sénégalaises. Celles-ci accédèrent à ses deux demandes et lui accordèrent même un prêt bancaire pour faciliter son installation. M. Diop ne s’arrêta pas en si bon chemin : il demanda la reconnaissance du Pai, qu’il ne maîtrisait d’ailleurs plus, selon ses détracteurs de l’époque. Il avait été exclu de ce parti depuis 1975. Senghor accueillit favorablement la demande. Certains observateurs pensent d’ailleurs que tout cela était une scène montée par Senghor : il avait déjà convaincu Majhmout de rentrer au pays et de prendre la tête d’un parti marxiste. Revenant plus tard sur cet épisode de la vie politique sénégalaise, Senghor racontera : «M. Diop nous demanda si nous pourrions reconnaître le Pai ; j’ai dit oui. C’est un mouvement authentiquement révolutionnaire, un mouvement qui se réfère au “socialisme scientifique”. (Il) a écrit des ouvrages sérieux. Je ne dis pas que je suis d’accord avec lui, puisque je ne suis pas marxiste-léniniste, mais j’ai de l’estime pour son honnêteté intellectuelle et morale».
LES HOMMAGE DE MALRAUX ET CESAIRE
«Un des moments privilégiés du Festival, fut une rencontre au Tnds (Ndlr : Théâtre national Daniel Sorano), où André Malraux, le Ministre de la Culture du général de Gaulle représentant le gouvernement français, résuma, d’une phrase restée célèbre et devant un public conquis, la portée du Festival : «Pour la première fois dans l’histoire, un homme d’Etat prend dans ses mains périssables, le destin d’un continent et proclame l’avènement de l’esprit». Aimé Césaire, le condisciple du président Senghor, ajouta un mot dans cette fête de l’esprit : «On peut dire que ce que nous avons dit ensemble, cherché ensemble, s’est trouvé couronné par le Festival. C’est remarquable, pour un homme, de réaliser son rêve. A mon avis, c’est un très grand acte politique et, alors, si c’est vraiment là la grande pensée du règne, je dis : “Chapeau !”».
(…) Sans doute, le président Senghor sera-t-il plus tard sévèrement critiqué par certains de ses adversaires irréductibles.»
LES COUPS DE GRIFFES D’AMADOU ALY DIENG
«Des adversaires de Senghor, et parfois de simples observateurs politiques, lui reprochaient sa trop grande préférence pour la France, son attachement presque indéfectible à ce pays, à sa langue et à sa culture. Ce n’est pas par hasard si, de temps en temps, on l’appelait le «Français noir» ou le «Nègre blanc». Le très critique Amadou Aly Dieng, économiste de son état, affirme sans ambages que Senghor n’a jamais voulu de l’indépendance des colonies africaines de la France. M. Dieng rappelle, à titre d’illustration de son assertion, une déclaration que Senghor aurait faite en 1950 à Strasbourg, déclaration rapportée par le Dr Louis Aujoulat dans son ouvrage Aujourd’hui l’Afrique. Voici les propos prêtés à Senghor dans la dite déclaration : «Mais aujourd’hui que la dernière peuplade de la forêt s’est dépouillée de son complexe d’infériorité, que dans le même temps, l’impérialisme a pris, je ne dis pas l’aspect, mais la réalité d’un bloc solide irrésistible, au siècle polytechnique de la bombe atomique, le nationalisme apparaît dépassé et l’indépendance n’est qu’illusion». M. Dieng ajoute que, lors des débats à l’Assemblée nationale française sur les textes de la Loi-cadre de 1956, Senghor enfonce le clou en déclarant (encore) : «Il faut frapper l’imagination des Africains pour les détourner de la revendication pure et simple de l’indépendance».
Senghor et son «frère ennemi» Houphouët-Boigny, poursuit M. Dieng, partageaient les mêmes vues. L’ancien président de la République de Côte d’Ivoire, qui n’a jamais voulu, lui non plus, de l’indépendance, déclarait, dans une interview à Afrique Nouvelle du 3 avril 1959 : «Il n’y a plus de colonisation en Afrique noire (…) Nous admettons qu’avec notre entrée dans la Communauté (franco-africaine proposée par de Gaulle), nous n’avons plus de problème politique». Comme son «frère ennemi» donc, Senghor n’aurait jamais voulu de l’indépendance. Il se contenterait volontiers d’une large autonomie au sein de la Communauté. Pour en administrer une dernière preuve, Amadou Aly Dieng cite Comi M. Toulabor qui écrit : «On le contraignit à prendre la tête du Sénégal indépendant qu’il abandonnera ruiné après vingt ans de pouvoir sans partage, que justifie l’avatar du socialisme et du communautarisme africains. Il pestait contre la balkanisation de l’Afrique, mais s ‘empressa d’enterrer la Fédération du Mali dès les premières difficultés».
DEPART PROGRAMME
«Senghor envisageait -du moins, c’est ce qu’il laissait entendre- de quitter très tôt le pouvoir. Peut-être même que, sans les événements de décembre 1962, il aurait abandonné la politique plus tôt encore que prévu, pour retourner à l’enseignement et à la recherche. N’oublions pas qu’il caressait le rêve d’une chaire au prestigieux Collège de France. Déjà, en 1961, il avait avancé la date de 1965 à Jean-Louis Hymans. Dans son message d’adieu radio télévisé adressé à la Nation sénégalaise au soir du 31 décembre 1980, il reviendra sur cet engagement en ces termes : «Après mon élection, cette année-là (1960), comme premier président de la République du Sénégal, je pris la décision, en 1961, de me retirer à la fin de mon mandat, pour retourner à mon enseignement et à mes recherches».
Bien plus tard, en 1978, après que le problème de sa succession constitutionnelle fut réglé, il s’en ouvrit à l’écrivain journaliste tunisien Mohamed Aziza, dans le livre d’entretiens qu’il avait eus avec lui, La Poésie de l’Action. Il lui confiait ainsi : «Je prendrai un jour ma retraite (de la magistrature suprême). J’en ai déjà fixé la date et je suis en train de mettre en place une équipe de remplacement». Et il ajoutait : «Je partirai quand j’aurai fini de préparer mon départ. Je m’en suis fixé la date, c’est-à-dire l’année. Ce ne sera pas pour donner un exemple aux autres chefs d’Etat. Au Sénégal, nous nous défendons de vouloir donner des exemples. Je partirai parce que c’est cela qu’il faudra faire en son temps. C’est comme cela que je m’accomplirai. D’autre part, si je veux donner un exemple, c’est à mes successeurs sénégalais, afin qu’eux aussi, après avoir accompli leur tâche, ils aient le courage de partir».
En début août 1980, alors qu’il était en route pour Verson, en Normandie, où il avait l’habitude, chaque année, de passer ses vacances, il fit la même confidence à Siradiou Diallo et à Béchir Ben Yahmed de Jeune Afrique. Il leur avait donné rendez-vous dans son petit appartement de Paris. Là, il leur annonça sa décision de quitter librement le pouvoir à la fin de l’année, tout en leur précisant : «Mais, n’en parlez pas. Attendez que je vous en donne le feu vert, sinon je vais avoir des ennuis». Pourtant, à leur grande surprise, la nouvelle parut dans le Monde daté du 21 octobre 1980. Senghor avait (en effet) confié à Pierre Biarnès, alors correspondant dudit quotidien à Dakar, qu’il quitterait le pouvoir à la fin de l’année. Déjà, en juillet 1980, dans son n° 56, le journal satirique Le Politicien, spéculait sur ce départ en ces termes : «Le vieux Léo, gardien de la Constitution, cherche à se retirer des affaires administratives pour ne plus s’occuper que de politique, d’où le terme : il veut partir tout en restant sur place».
Gabriel Jacques Gomis, comme tout bon journaliste, reprit et commenta ces deux indiscrétions (qui n’en étaient plus d’ailleurs), dans une de ses revues de presse qu’il animait tous les dimanches à Radio Sénégal. Pour cette «incongruité», il fut interdit de revue de presse et l’émission fut longtemps suspendue.»
* Les titres sont de la rédaction
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