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[ Livre ] Noir mat, brun cannelle - Sociologie. Pap Ndiaye inaugure les « black studies » à la française

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[ Livre ] Noir mat, brun cannelle - Sociologie. Pap Ndiaye inaugure les « black studies » à la française

«Nous voulons être à la fois français et noirs, sans que cela soit vu comme suspect, ou étrange, ou toléré à titre de problème temporaire en attendant que l’assimilation fasse son œuvre. Nous voulons êtres invisibles du point de vue de notre vie sociale, et par conséquent que les torts et les méfaits qui nous affectent en tant que Noirs soit efficacement réduits. Mais nous voulons être visibles du point de vue de nos identités culturelles noires, de nos apports précieux et uniques à la société et à la culture françaises.» A la fin de son livre, Pap Ndiaye imagine la parole qui surgirait si les Noirs de France se mettaient aujourd’hui ensemble pour formuler «une demande collective». Le «nous» qui émerge alors se charge d’une ambiguïté intéressante. On sent que, au «nous» sociologique, Ndiaye mêle sa propre voix et que sa pensée l’engage tout entier. Ces temps-ci, ce n’est pas si fréquent.

Discipline. La Condition noire est un livre important, parce qu’il ouvre un nouveau champ d’études dans la sociologie française. Si la situation des Noirs en France a fait l’objet d’essais ou d’études universitaires, c’est la première fois qu’un ouvrage s’attache à en faire une discipline en soi, mobilisant, à l’image des black studies américaines, des savoirs aussi variés que l’histoire, la sociologie, la science politique ou l’histoire des idées. Mais cet acte de fondation n’aurait pas la même force si Pap Ndiaye ne s’y engageait aussi intimement.

Universitaire, mais aussi membre fondateur du Conseil représentatif des associations noires (Cran), il y évoque par brèves touches sa propre expérience de métis - sa mère est française, son père sénégalais - dans un pays où suspicion, vexations et humiliations sont l’ordinaire des Noirs. En préface, il publie une nouvelle inédite de sa sœur, l’écrivain Marie NDiaye, qui raconte le destin de deux sœurs métisses, l’une à la peau claire, l’autre foncée. Chacune souffrira de sa condition noire, mais pas de la façon dont on pourrait le croire. Une démarche théorique, mais incrustée de subjectivité : un livre mixte, en somme, presque métis…

Pap Ndiaye (1) consacre tout un chapitre, très beau, à cette question du «colorisme» : le taux de mélanine dans la peau, les degrés dans la négritude, le nuancier pigmentaire qui va «de la blanche carnation de la Mulâtresse aux cheveux plats au noir mat de la Négresse à la toison épaisse et si parfaitement frisée, en passant par l’aigre blondeur de la chabine, la brune couleur de cannelle […] et la capresse couleur de sapotille» (extrait de la description d’un bal nègre dans la Dépêche africaine, avant-guerre). En France, le sujet n’a fait l’objet d’aucune recherche jusqu’à présent. Pourtant, s’appuyant sur des statistiques et sur ses entretiens de terrain, Ndiaye en montre les effets très concrets. Ainsi, dans une enquête Sofres réalisée pour le Cran, les Noir s déclarent avoir été contrôlés en moyenne 2,8 fois dans les douze derniers mois, contre 1,4 fois pour les métis. De quoi expliquer le recours aux «produits dépigmentants», dont le commerce est devenu un secteur à part entière de l’industrie cosmétique. «Sur le plan boulot, s’éclaircir un peu, ça peut aider», note une personne interrogée. Même entre Noirs, le taux de pigmentation est un enjeu et, sur les forums Internet, les femmes «disent que les hommes noirs préfèrent les métisses et les claires».

On trouvera, à propos de la surreprésentation des Noirs dans le football français, une autre illustration de la démarche de Ndiaye, bien décidé à aborder de front les sujets sensibles pour mieux y déjouer les explications «essentialistes». L’«essentialisme» consiste à attribuer un fait social donné par des dispositions innées. C’est, par exemple, affirmer que «la race noire est par nature vouée à l’esclavage» pour justifier le commerce triangulaire. Mais, en «racialisant le monde», l’essentialiste se trompe toujours. Même à propos du foot. Car, si les Noirs y brillent, ce n’est pas en raison d’une morphologie particulière (jusqu’au début du XXe siècle, la médecine assurait que, par nature, le Noir était moins solide que le Blanc), mais parce qu’ils ont investi le foot comme un moyen d’ascension sociale. Polonais et Italiens firent de même avant eux, et Thuram n’a fait que succéder à Kopa et à Platini. «Il est possible que dans quelques années des athlètes chinois domineront des sports actuellement considérés comme une chasse gardée des Noirs. Il se trouvera sans doute un homme politique ou un intellectuel pour le déplorer…»

Trompe-l’œil. «Etre noir n’est ni une essence ni une culture, mais le produit d’un rapport social : il y a des Noirs parce qu’on les considère comme tels.» Bon connaisseur des Etats-Unis, Ndiaye s’appuie sur des comparaisons avec la situation des Noirs américains pour dénouer les débats en trompe-l’œil : la discrimination positive, la hiérarchie entre discrimination raciale et inégalité sociale, le rôle incertain des «bourgeoisies noires». Avec beaucoup de subtilité, il rapproche la supposée «polygamie» des Noirs de France du stéréotype de la famille parentale aux Etats-Unis. Deux clichés contradictoires, mais ayant une même visée «essentialiste» : les Noirs sont de mauvais pères. Et de grands enfants : «Y a bon Banania !»

Durant la campagne électorale, Ndiaye eut l’occasion d’interroger Ségolène Royal. Celle-ci lui répondit «qu’elle croyait au métissage de la société française». La belle affaire… Ndiaye, lui, ne croit pas. Ni aux chantres de la mixité ni aux bigots de la République. Parce que la politique, pour lui, découle de la réflexion, il préfère «penser le singulier et l’universel de l’expérience noire dans la condition humaine». «Sans honte ou fierté particulières», mais «obstiné». Têtu comme un Noir.

(1) Dans Libération du 24 février 2007, Pap Ndiaye expliquait que, comme sa sœur, il avait supprimé l’apostrophe de son nom, N’Diaye, et transformé le «d» en minuscule - mais pas elle.

Pap Ndiaye La condition noire. Essai sur une minorité française Préface de Marie NDiaye Calmann-Lévy, 436 pp., 21,50 euros.



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