Mamadou Ablaye Ndiaye et Alpha Amadou Sy, deux philosophes Sénégalais, sont les auteurs du livre dense et osé « l’Afrique face au défi de la modernité » : La quête d’identité et la mondialité » (éditions Panafrika, Dakar). Les deux auteurs sont des intellectuels engagés, ils écrivent, pensent l’Afrique et le monde, soumettent tout au crible de la raison critique. Ainsi, ils compensent le déficit philosophique et de réflexion approfondie dont souffre le continent.
Après vos multiples ouvrages, vous nous gratifiez avec ce livre dense au titre « risqué » : « L’Afrique face au défi de la modernité » (La quête d’identité et la mondialité). Est-ce à dire que s’engager dans la Modernité est un risque par rapport à son identité ?
En vérité, dans cette quête nôtre, le risque est double. D’abord, s’engager à reprendre un thème galvaudé des années 60. L’Afrique indépendante a souvent posé dans des termes plutôt mécaniques voire dualistes les rapports entre la tradition et la modernité comme pendant des relations tumultueuses entre l’Occident et le continent noir. Nous ne pourrons pas revenir ici sur toute la littérature produite à ce sujet.Par contre, nous nous permettrons de rappeler ce propos de l’écrivain Cheikh Hamidou Kane, révélateur de l’état d’esprit de l’époque : « L’Occident est possédé et le monde s’occidentalise. »
L’amalgame entre modernité et occidentalisation en filigrane ici est d’autant plus frappant que les théories de développement, imposées par les Occidentaux aux Africains, étaient conçues sous le mode du rattrapage et du mimétisme. Dès lors, nous courions le risque théorique de remettre en fonction un concept désuet. Mais nous nous sommes dit que la modernité est une problématique récurrente. Regardez un peu ceux-là qu’on appelle les postmodernes ! Sont-ils les derniers des modernes ? Ont-ils clos la modernité ? À la manière d’un Hegel qui proclame la fin d’une histoire qui pourtant continue !
Le second risque certes se pose aujourd’hui avec beaucoup plus d’acuité mais a, pour ainsi dire, l’âge de l’humanité. En effet, si comme le pense Marx que confirme l’anthropologie contemporaine, « l’individu dans sa réalité c’est l’ensemble de ses rapports avec les autres », alors l’existence humaine est impensable hors du double rapport de l’intégration sociale et de la préservation du moi contre l’aliénation. Ainsi, autant l’homme est inséré dans un réseau d’intersubjectivité, autant les peuples ne peuvent vivre en autarcie. Et justement l’une des préoccupations de ce livre est de mettre en évidence les conditions à réunir pour que l’Afrique, tout en restant elle-même, s’engage avec succès dans l’axe de l’universalité. Il urge à l’Afrique de relever ce défi.
Votre ouvrage nous fait découvrir ou relire de grands penseurs comme Léopold Sédar Senghor, C.H Kane, Samuel Huntington, Francis Fukuyama, Emmanuel Kant, Marx, Goethe et le Coran, Axel Kahn, Spencer etc. Qu’y-a-t-il d’original dans leurs théories qui soit éclairant pour l’Afrique et les Africains ?
Merci de cette appréciation que nous considérons comme un encouragement. Quand un chercheur fait des investigations, il ne choisit pas ses interlocuteurs ; il les rencontre dans la dynamique de ses réflexions. Ainsi analysant le réel africain nous croisons tel ou tel penseur qui a émis une thèse parlant directement ou indirectement du continent. De ce point de vue, nous avons vu nos lecteurs accorder une importance ou plutôt une curiosité certaine sur nos références à Platon et à Kant. En effet, le dualisme qui a jusqu’ici prévalu a occulté bien des passerelles ! La quête de l’Absolu n’est pas une préoccupation occidentale ; elle est consubstantielle à l’humaine condition. En atteste, si besoin en est, ce recoupement apparemment des plus osés et des plus paradoxaux entre Platon, ce Grec des temps antiques et Thierno, ce marabout noir, Africain peut-être des années 50. Quant à Kant, en dépit des apparences il est d’une actualité certaine pour l’Afrique d’aujourd’hui. Ses réflexions sur l’éthique, la minorité, sur la citoyenneté et l’esprit républicain sont d’un éclairage incontournable pour une Afrique aux traditions démocratiques larvées. Pour les autres, nous préférons laisser le lecteur réaliser de lui-même en quels termes se pose le débat que nous engageons avec eux.
La quête de l’Absolu n’est pas un phénomène nouveau pour les Africains, et vous le dites bien d’ailleurs dans un parallélisme audacieux et pertinent entre le sage Thierno dans l’Aventure ambiguë de C.H Kane et Socrate de Platon. Ce que les Africains semblent noter c’est que l’Occident est malade et pourtant il attire toute l’humanité dans sa direction, la mondialisation, la globalisation, vers une identité universelle et univoque, quel paradoxe ? Un paradoxe certes déroutant mais que rend intelligible cette pensée de Marx : « l’idéologie dominante est celle de la classe dominante ». Ayant unifié le globe sur la base de la logique marchande, arrosant à l’échelle planétaire de culture par le biais de satellites, l’Occident sur de lui s’offre comme la seule alternative. Cette certitude est renforcée par l’effondrement du Mur de Berlin. Seulement, les peuples réalisent, de plus en plus, que ce village dit plantaire est loin d’être celui de la fraternité, lieu de cristallisation des valeurs cardinales de ce que Albert Jacquard appelle l’humanitude. Ce monde d’aujourd’hui n’est pas celui où triomphe la civilisation de l’Universel. Il consacre, pour le moment, le triomphe de l’american way of life, le triomphe des États-Unis qui imposent leurs produits, leurs manières de vivres et leurs valeurs. C’est cet ordre qui fait le lit du terrorisme de masse qu’on peut non pas justifier mais expliquer et comprendre comme une réaction au terrorisme d’État exercé impunément par les Usa et ses alliés.
Machiavel ne serait-il pas le plus approprié pour berner le citoyen qui au demeurant veut comprendre et participer à la construction de son monde ? L’État de droit n’est-ce pas une hérésie en Afrique ?
« Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! » Vous connaissez suffisamment l’Afrique pour vous imaginer la portée subversive de cet impératif kantien dans un continent dans lequel les individus ont encore du mal à affirmer et à assumer leur propre subjectivité. Or, de cette affirmation dépend l’enclenchement de ce mouvement intellectuel générateur et de la science et du projet démocratique. C’est pourquoi, sans réduire les acquis démocratiques à ce qui a été uniquement formalisé par l’Occident, nous nous intéressons à cette séquence historique occupée par Descartes, John Locke et les philosophes des Lumières dont justement Kant.
Peut- être bien que le penseur florentin serait plus approprié pour ceux qui gèrent le continent sans aucun esprit républicain. Mais quand nous parlons de défi c’est à l’endroit de ceux qui sont assez fous pour croire, avec nous, que l’Afrique peut sortir de cette impasse du moment. Dans la dynamique de cette utopie toute positive, la question n’est pas de renoncer à tout ce qui a été fait mais plutôt de remédier en travaillant inlassablement dans le sens de faire porter aux Africains un projet social républicain. C’est d’autant un impératif que nous avons déjà montré dans « Africanisme et théorie du projet social » et à la suite de bien d’autres penseurs, que l’État de droit a été grippé dès le départ car conçu par les bailleurs de fond pour permettre l’Etat postcolonial, enlisé dans les eaux boueuses de la prédation, d’être en règle avec le Service de la dette.
L’Ecole coloniale n’a-t-elle pas été cet anti-modèle avec une impossible initiation ? De plus, il semble que l’Afrique a hérité de Cultures où l’esprit critique a été mis à l’écart, voire absent, et tous ces faits nous éloignent de la modernité de la mondialité et nous sommes perpétuellement face à des défis à relever ?
Parce que l’homme est perfectible, c’est sans doute dans sa nature de se lancer des défis en permanence. Seulement, la tâche de l’Afrique est rendue rocambolesque par la lourdeur de ce double héritage. Autant l’école coloniale, dont l’ambition était de former des subalternes, n’avait aucun projet de formation citoyenne ; autant l’Etat postcolonial, resté dans les rets de l’économie de rente, n’a doté l’Africain du savoir, savoir- faire et du savoir –faire qu’exige le développement. Le défi est d’autant plus grand que l’Afrique souffre parce qu’elle est riche et, en tant que telle, objet de toutes les convoitises. Mais elle souffre aussi du fait de sa classe politique dont la propension au patrimonialisme et au népotisme sert de terreau pour le développement du… sous-développement !
Comment analysez-vous ce monde hégémonique ; axe du bien axe du mal (G. Bush) monde civilisé et les autres, islam et christianisme, ces sériations, ces fossés entretenus qui empêchent la rencontre et la fusion qui aurait pu engendrer cette identité tant escomptée sur une base commune de respect. Comment peut-on envisager les défis dans ces cas ?
Ces concepts semblent réfléchir des monades c’est-à-dire des entités sans aucune interconnexion. En réalité, ils renvoient à diverses facettes d’un monde qui souffre d’un terrible déséquilibre. Effectivement, la fin du cycle issu de Yalta 45 n’a pas, tant s’en faut, humanisé des rapports travaillés par un échange viscéralement inégal. Au contraire, le nouveau désordre qui s’installe progressivement, à la suite de l’effondrement du mur de Berlin, en substituant la gestion unipolaire du monde à la bipolarité en vigueur au lendemain de la seconde guerre mondiale, a consacré le règne d’une Amérique arrogante qui se soumet les peuples du monde. Cette visée hégémoniste a buté sur des résistances certes dont les références ne sont plus ni Mao, ni Marx ni Lénine mais participent d’une même aspiration à la paix, à la justice et à la liberté. Ainsi, là où le Président Bush revendique le fondamentalisme chrétien pour gérer la planète, des hommes s’opposent par un autre fondamentalisme d’inspiration islamique. Là où Bush use du terrorisme d’Etat, des désespérés du désordre contemporain recourent au terrorisme de masse. Ces changements géopolitiques ont été accompagnés par un redéploiement de l’idéologie de la domination souvent sous le slogan de la mort des idéologies. Ainsi, à « L’Empire du bien » dont le porte étendard reste, bien sûr les Etats-unis s’oppose toujours « l’Empire du mal ».
Cependant, celui-ci n’est plus le défunt univers communiste mais est désormais constitué des disciples de Satan qui ont élu domicile dans les vastes régions du globe, rebelles à l’ordre américain : la Corée du Nord, l’Iran, l’Irak et la Syrie. Ce sont ces mutations que nous tentons d’analyser dans les chapitres 8 et 3. Dans ce dérèglement de l’ordre mondial, la solution n’est pas de chercher à s’aligner derrière les Usa dans l’espoir de soutirer des dividendes que seraient les rentes de l’alignement dans la lutte contre le terrorisme de masse. Le défi le plus urgent pour le continent est de rester debout. Dans cet ordre d’idées, l’intelligentsia a un rôle déterminant à jouer dont le moindre n’est pas de laisser éclore la subjectivité, afin de libérer l’esprit critique et le sens de la créativité et de la responsabilité.
Le monde bouge, les hommes voyagent, la médiologie nous l’apprend, Internet et Google nous le rappellent, les mutations sont indispensables, comment dès lors l’Afrique avec sa mentalité doit se comporter pour se hisser ou se positionner dans le Creux de la rationalité de la mondialité et de la modernité ?
Nous allons peut-être surprendre en disant que cette question a déjà soulevée avec beaucoup de pertinence depuis les années 70. Dans une contribution à paraître sur les technologies de l’information et de la communication, nous rappelons la position résolument avant-gardiste adoptée par l’Unesco sur cette problématique. Effectivement, dés 1976, au terme des Assises de la 19iéme Session de cet organisme international tenue au Kenya, Amadou Moctar Mbow, Directeur Général de l’Unesco, a été chargé de mettre constituer une Commission pour mener la réflexion sur les enjeux de la communication de masse à l’ère des satellites. Parmi les conclusions retenues par ladite Commission dirigée par le suédois Sean Mac Bride, figuraient en bonne partie les exigences du Nouvel Ordre Mondial de l’Information et de la Communication.
L’Afrique avait été mise en demeure de se mobiliser pour un ordre équitable de l’information mais aussi pour opérer à un niveau interne c’est–à-dire dans chaque pays du continent les réformes démocratiques qu’exige cette nouvelle situation caractérisée par l’exploitation de cette nouvelle richesse de ce nouveau gisement d’un genre tout à fait singulier, l’information. La brûlante actualité de ces recommandations montre que les pays africains n’ont jamais prêté l’attention à ces mises en garde.
Les Etats-Unis avaient boudé l’Unesco dirigée par Mbow tandis que les Africains n’ont jamais réussi à s’unir pour constituer un bouclier contre les occidentaux ulcérés par l’idée même de « nouvel ordre mondial de l’information ». « L’Afrique face au défi de la modernité » répond à votre pertinente question en partant de ce combat aux allures épiques de Amadou Moctar Mbow et de son équipe. C’est cette mobilisation pour le triomphe du droit à l’information que nous appelons dans notre livre les leçons de la genèse.
L’Afrique est-elle bien partie ou que faire, faut-il toujours compter sur les autres, alors qu’elle est riche, « le Zaïre est un accident géographique, d’autres pays regorgent de richesses en tout. »
Le paradoxe de l’Afrique c’est qu’elle est pauvre parce qu’elle est riche. Elle est l’objet de convoitises des capitalistes, des vendeurs d’armes, de drogues et de délinquants de tout acabit. Pour ne rien simplifier l’hégémonisme occidental a toujours veillé à l’installation de pouvoirs susceptibles de garantir ses intérêts souvent antinomiques à ceux des peuples. La liquidation Patrice Lumumba, de Amilcar Cabral, de Thomas Sankara, l’ostracisme viscéral contre Kwamé Nkrumah voire Ahmet Sékou Touré conjugué à la distribution de certificat de satisfecit à des prédateurs promus leaders modèles, prouvent que l’hégémonisme contrôle aussi les appareils politiques quoique dans des formes beaucoup plus subtiles que dans le contexte de la guerre froide. La solution ? Revenir sur une des conclusions retenues par les Assises de Paris anticipant sur le Sommet de Copenhague : « l’Afrique ne sera jamais construite par des étrangers parce qu’ils n’y ont pas intérêt. Contrairement à l’idée que développe l’afropessimisme, l’Afrique n’est ni un continent perdu, ni en détresse mais que trois décennies de difficultés, de tâtonnements, de contre-performances ont desservi notre continent. »
Pape Bakary CISSOKO, grioo.com
0 Commentaires
Participer à la Discussion