Quels liens établir entre le Jamaïcain Bob Marley et les Martiniquais Aimé Césaire et Frantz Fanon ? Il est évident que le souvenir, surtout douloureux de la disparition du « Nègre fondamental », il y a encore moins d’une année, qu’est Aimé Fernand David Césaire est encore frais du fait d’un « zooming » continu sur sa maladie, son aggravation, la fausse alerte de son décès et le passage effectif de vie à trépas survenu le 17 avril 2008, mais a priori, nombre de contemporains établiront sa nationalité, donc certainement des réalités communes, avec Fanon. Mais le dénominateur commun pour ces trois fils de la diaspora africaine se conjugue en un engagement hors du commun pour une libération de la terre mère, mais surtout de l’homme.
Nés tous les trois en Amérique, ils n’en sont pas moins également descendants d’esclaves qui ont su forger par leur talent, mais surtout leur engagement, une reconnaissance universelle qui leur valent l’inscription de leurs noms, mais surtout de leurs œuvres dans la postérité. Avant d’en arriver à ces œuvres ou combats, disons tout simplement que si Bob Marley est disparu le 11 mai 1981, Fanon, qui reste le plus méconnu du grand public, surtout africain, mais non moins méritant et brillant, est décédé un certain 6 décembre 1981. Pourtant, ces deux présentent une similitude qui, examinée de près, force le respect eu égard aux talents qui les habitait : ils sont tous les deux morts à l’âge de 36 ans seulement. Aimé Césaire, en vieux gardien du temple de la Négritude, terme qu’il a forgé contre l’idéologie coloniale, a quasiment traversé le dernier siècle en parfait témoin (totalisant 95 ans), et a été enseignant de Frantz Fanon au lycée. Il a d’ailleurs contribué à le former et à le façonner.
De ces trois figures, Bob Marley, musicien-compositeur, et également poète qui a totalisé de son vivant dix albums, reste le plus africaniste et le plus connu. Un pari facilement compréhensible du fait que celui qui a imposé le reggae dans le monde se nourrissait à la sauce spirituelle rasta. Une philosophie qui professe la rédemption de l’homme noir, humilié, spolié, abêti à travers des siècles d’esclavagisme et de colonisation. Il faudrait rechercher l’inspiration et l’adhésion de Marley à cette doctrine dans la pensée de certains apôtres comme Marcus Garvey, mais surtout par rapport au dur quotidien qui « ghettoïsait » le peuple noir encore asservi et corvéable à merci, malgré une apparente indépendance qui confinait à la faim, la seconde citoyenneté, mais aussi et encore dans cette forme d’esclavage plus sournoise et mesquine puisque renvoyant à la dépendance. Marley n’en demeurait pas moins un citoyen du monde beaucoup plus mû par le désir de voir son peuple, le Peuple Noir, prendre conscience des réalités et surtout prendre sa destinée en main.
Cette réalité jamaïcaine est également la même dans la Martinique de Césaire, malgré une loi dont il était le rapporteur à l’Assemblée nationale française, faisant, en 1946, des colonies de la Guadeloupe, de la Guyane française, de la Martinique et de la Réunion des Départements français. Ce changement de statut correspondait à une forte demande du corps social qui souhaitait accéder aux moyens d’une promotion sociale et économique dont Césaire, élu maire de Fort-de-France en 1945, à l’âge de 32 ans, prenait en charge. La seconde Guerre mondiale a contribué à la dégradation des conditions de vie, mais le régime du général Robert, envoyé spécial du gouvernement de Vichy, se singularisait par un racisme et une répression. Ainsi, dans les communes, les élus de couleur sont déposés et remplacés par des représentants des békés (descendants de colons). Et la censure du régime du général Robert vise également la revue Tropiques, fondée par le couple Césaire en réaction au fait que les élites, aliénés culturellement, privilégient particulièrement les références venant de la métropole coloniale.
Humanisme actif
Le poète et homme politique forge essentiellement la Négritude pour mettre un holà à l’oppression culturelle du système colonial français et vise avant tout à rejeter le projet d’assimilation culturelle et à promouvoir l’Afrique et sa culture dévalorisées par le racisme issu de l’idéologie coloniale. Cette vision n’est pas seulement partisane et raciale. « Humaniste actif et concret », était également Césaire à l’endroit de tous les opprimés de la terre. Ainsi, disait-il, que « Je suis de la race de ceux qu’on opprime ».
Plus connu pour sa poésie, toute de beauté, Cahier d’un retour au pays natal, paru en 1939, Aimé, le bien nommé, s’est aussi distingué dans son pamphlet qu’est le Discours sur le colonialisme (1950). Ce discours renferme une charge virulente et donne une lecture, toute lucide, de l’idéologie colonialiste européenne qu’il compare avec audace au nazisme hitlérien auquel l’Europe vient d’échapper. Eloquents extraits : « Oui, il vaudrait la peine d’étudier, cliniquement, dans le détail, les démarches d’Hitler et de l’hitlérisme et de révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXe siècle qu’il porte en lui un Hitler qui s’ignore, qu’Hitler l’habite, qu’Hitler est son démon, que s’il le vitupère, c’est par manque de logique, et qu’au fond, ce qu’il ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, c’est l’humiliation contre l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique [...] »
Et l’humaniste, militant du Parti communiste français, n’hésite pas à démissionner dans une « Lettre à Maurice Thorez », après l’invasion soviétique de la Hongrie, en 1956. Pour aller fonder, deux ans plus tard, le Parti progressiste martiniquais qui ambitionne d’instaurer « un type de communisme martiniquais plus résolu et plus responsable dans la pensée et l’action ». Député pendant 48 ans et maire pendant 56 ans, Aimé Césaire n’en est pas moins prolixe au plan littéraire marqué du surréalisme à la sauce d’André Breton qui a préfacé l’édition bilingue de son Cahier de retour au pays natal et du recueil les Armes miraculeuses.
“Les Damnés de la terre”
Soleil Cou Coupé (1948), Corps perdu (1950), Ferrements (1950) témoignent d’un engagement poétique, mais l’homme politique verse également dans le 4ème art, le théâtre, à partir de 1956. Retenons Et les Chiens se taisaient, La tragédie du roi Christophe et Une saison au Congo. Le premier texte revient sur les drames de la lutte de décolonisation autour du personnage du Rebelle esclave qui tue son maître puis tombe victime de la trahison. La Tragédie du roi revient sur l’expérience haïtienne, notamment les contradictions et les impasses auxquelles sont confrontées les pays décolonisés et leurs dirigeants, tandis qu’Une saison au Congo met en scène la tragédie de Patrice Lumumba, père de l’indépendance du Congo (ex-Zaïre).
De Césaire on peut encore retenir sa réaction à la loi française du 23 février 2005 sur les aspects positifs de la colonisation qu’il faudrait évoquer dans les programmes scolaires. Une loi dont il dénonce la lettre et l’esprit et qui l’amène à refuser de recevoir l’actuel président français, Nicolas Sarkozy. Il est revenu sur sa décision, en 2006, et le recevra puisque l’un des articles les plus controversés de la loi sera abrogé. On retiendra surtout son épitaphe qu’il s’est choisie lui-même et extraite de son Calendrier lagunaire : « La pression atmosphérique ou plutôt l’historique/Agrandit démesurément mes maux/Même si elle rend somptueux certains de mes mots ». Nul doute que le conflit social portant sur le coût de la vie actuel dans l’Outre-Mer aurait suscité le même engagement chez Césaire.
Et le psychiatre et essayiste dans tout ça ? Il faut dire qu’il est probablement l’auteur de l’œuvre la plus dense et la plus profonde. Un des pères fondateurs du courant de pensée Tiers-mondiste, Fantz Fanon, était très engagé. Et il est le seul des trois à payer de sa chaire cet engagement au service du continent. Il repose d’ailleurs au cimetière des « Chouhadas » (des martyrs de la guerre) en Algérie, près de la frontière tunisienne. Pourtant, tous ceux qui se sont penchés sur son enfance ne trouvent nulle trace de chocs explicatifs de son engagement ultérieur. Plutôt une enfance heureuse dans une famille aisée. On peut néanmoins trouver des bribes de sa conviction de son expérience de noir minoritaire au sein de la société française pendant ses années estudiantines à Lyon. Une expérience qui enfante Peau noire, masques blancs, publié en 1952.
Le talent de Fanon se révèle par son introduction des méthodes modernes de « sociothérapie » ou « physchothérapie institutionnelle » qu’il adapte à la culture des patients musulmans algériens à peine nommé, en 1953, médecin chef d’une division de l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville, en Algérie. Tout en analysant les conséquences psychologiques de la colonisation sur le colonisé et le processus de décolonisation sous l’angle socio-philosophique et psychiatrique, Fanon explore les mythes et rites traditionnels de la culture algérienne. Cette volonté de désaliénation/décolonisation du milieu psychiatrique algérien lui vaut l’hostilité d’une partie de ses collègues. Mais Frantz Fanon n’en a cure et s’illustre, dès le début de la guerre de libération, en 1954, par un engagement sans faille auprès de la résistance algérienne et nourrit des contacts très poussés avec des officiers de l’Armée de libération nationale (Aln). Logique avec lui-même, il démissionne de son poste de médecin-chef en novembre 1956 et est expulsé d’Algérie en janvier 1957. Il rejoint le Fln à Tunis où il collabore avec l’organe central de presse du Fln « El Moudjahid ». Il fait partie, en 1959, de la délégation algérienne au Congrès panafricain d’Accra. Il publie, la même année, l’An V de la révolution algérienne. Il gagne les titres d’une excellence, en mars 1960, suite à sa nomination comme ambassadeur du Gouvernement provisoire de la République algérienne au Ghana. Fanon échappe à plusieurs attentats au Maroc et en Italie. Atteint d’une leucémie, il se retire à Washington pour écrire son dernier ouvrage “Les Damnés de la terre”. S’il est aujourd’hui le maître à penser de nombreux intellectuels du Tiers-Monde, c’est parce que son dernier ouvrage est un manifeste pour la lutte anticoloniale et le Tiers-Monde. L’ouvrage, préfacé par Jean-Paul Sartre, pose la critique tiers-mondiste et inspire les mouvements de libération en Afrique ou encore le Black Panther Party aux Etats-Unis. S’inspirant de la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave, Frantz Fanon pose qu’ « outre le fait que le Noir n’a pas été sujet de sa libération, il s’est vu conférer une libération purement abstraite, non pas une libération effective, mais une idée de la liberté qui est peut-être la possibilité de l’assujettissement colonial ». Si le Noir est une personne (Hegel) ou un esclave émancipé (Marx), Fanon dit sans ambages qu’il n’a pas encore été reconnu comme homme. « C’est pourquoi, argumente-t-il, il demeure fixé dans son être pour l’autre, cet autre, le Blanc, dans lequel « se condense le sens de sa vie », plus encore, le Noir n’est pas seulement pour le Blanc, il est, dans le monde colonial, construit en sa nature par lui... » Très incisif, Frantz Fanon écrit encore que c’est le blanc qui, par ses gestes, attitudes, regards, fixe le Noir « dans le sens où l’on fixe une préparation par un colorant ». Et plus fondamentalement, il en appelle, dans les Damnés de la terre, à un recours à la violence pour la reconnaissance qui seule offre la perspective d’une conscience de soi authentique. Pour résumer, Fanon a accepté de faire de la « race et du moi-peau » à la fois l’origine et l’enjeu même de son discours. Fanon s’est évertué, toute sa vie durant, en médecin de l’esprit, à chercher à libérer l’homme. « Faire peau neuve, développer une pensée neuve, tenter de mettre sur pied un homme neuf ». Voilà tout le message de Fanon, encore d’actualité tout comme les deux autres qui ont donné d’eux-mêmes pour que vive la flamme.
Pourvu que nous autres fassions nôtre cette conviction de Frantz Fanon : « Chaque Génération doit, à travers une relative opacité, découvrir sa mission : la remplir ou la trahir ».
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