Léopold Sédar Senghor était déjà à la tête de l’Etat sénégalais quand il aimait à se prononcer sur la militarisation de la vie publique. Dans ces années 70, le nombre de chefs d’Etat d’origine militaire était impressionnant sur le continent africain et en Amérique latine. L. S. Senghor cherchait à en comprendre les raisons fondamentales. Le plus surprenant c’est qu’il parvenait, alors au sommet de l’Etat, à traiter cette question, délicate pour un homme d’Etat en fonction, avec le détachement du chercheur et la compréhension de l’homme de culture. Son sens élevé de la mesure, éthique qu’il pensait avoir héritée de son peuple, lui permettait de relativiser ce qui divise et appelle à la confrontation. La militarisation de la vie publique est, pour lui, ‘affaire d’évolution, de culture’, elle fera donc son temps. Du reste, pour lui, de façon générale, ‘l’instabilité politique tient, à la fois à l’ethnie et à l’histoire. Elle tient à l’ethnie, car, comme les Méditerranéens, comme les Latino-Américains, aimait à répéter L. S. Senghor, nous sommes, nous Africains, encore une fois, des Fluctuants. Il y a donc instabilité politique non seulement en Afrique et dans le monde arabo-berbère, mais tout autant en Amérique latine.’
Il pousse plus loin son diagnostic, toujours dans ‘La poésie de l’action’ (Les Editions Stock, 1980) : ‘Cela tient aussi historiquement au fait que l’indépendance n’a pas été préparée par les anciennes puissances coloniales. Nous sommes arrivés comme cela à l’indépendance, sans nous être préparés ni culturellement, ni économiquement, ni même politiquement.’ Et voici, dans l’analyse des causes de cette instabilité politique, un jugement sans appel sur certains de ses pairs : ‘Pour rester toujours dans l’histoire, il s’y ajoute que beaucoup de chefs d’Etat manquent de culture. Ils n’ont pas assimilé l’esprit de méthode et d’organisation des Euraméricains : ils ne sont pas habitués à voir les choses globalement et dans une vision prospective. Les coups d’Etat militaires sont une conséquence de cette situation.’ On comprend qu’il relativise l’importance du phénomène comme dans l’intervention que voici.
‘C’est un phénomène mondial. Regardez, par exemple, les Latino-Américains ! Même en Europe, il y a eu, depuis les invasions barbares jusqu’à la Renaissance, le même phénomène. J’ai étudié très attentivement la vie du duché de Normandie dans ses démêlés avec l’Angleterre et avec la France, pendant des siècles. C’est une longue histoire de querelles et de violences, sinon de ruses et de trahisons. Toute naissance est précédée d’une parturition dans la douleur. L’incohérence actuelle est d’une époque qui passera. Les régimes militaires céderont progressivement la place aux régimes civils, avec une place de plus en plus grande prise par les intellectuels dans les gouvernements. Sans parler de la chute de Bokassa et de Macias Nguéma, cette année 1979 verra le retour des civils au Ghâna et au Nigeria. C’est ainsi que, dans un pays comme le Sénégal, l’existence d’un régime militaire est difficile à concevoir. Les militaires eux-mêmes pensent qu’ils sont beaucoup mieux dans les casernes, à leur place de défenseurs de la Constitution. Le problème est affaire d’évolution, de culture. Il ne faut pas désespérer.
[…] A mon avis, cette militarisation provient de l’état actuel de l’histoire : c’est un fait momentané dans un long processus historique. Ce XXe siècle, où nous vivons, a été préparé, depuis quatre siècles, par les découvertes de la Renaissance et leurs conséquences. Mais nous nous acheminons maintenant vers une autre civilisation.
Depuis la renaissance donc, l’Europe a découvert, et colonisé, les quatre autres continents. Elle s’est enrichie des richesses de ces continents. Cependant, en Europe même, à partir du XVIIIe siècle, il y a eu le réveil des consciences nationales : des Allemands, des Slaves, des Scandinaves en particulier, contre les dominations de la France et de l’Angleterre, mais aussi de la Turquie. Et puis il y a eu le phénomène de l’émergence américaine. Depuis le début du XXe siècle, nous avons assisté au réveil des autres continents, des autres races et nations : des autres civilisations.
Actuellement, c’est la grande rupture, qui prépare la nouvelle civilisation panhumaine annoncée par Pierre Teilhard de Chardin. C’est exactement ce que prévoient MM. Mésarovic et Pestel, du Club de Rome, dans leur livre intitulé Stratégie pour Demain. Ils ont fait une projection à l’horizon de l’an 2025, et ils pensent que les problèmes actuels ne peuvent pas se résoudre si l’on ne tient compte que d’un seul domaine. Ainsi à côté de l’économique, il faut, selon eux, tenir compte des domaines politique, culturel, etc. Mieux, aucun problème ne se résoudra dans le cadre d’un seul continent. Il faut tenir compte de tous les continents, voire de toutes les régions. Nous assistons actuellement au plus grand bouleversement de l’histoire, à la plus grande révolution des temps modernes. On s’aperçoit même que l’ère de l’économisme est passée. Aujourd’hui, la politique prend de plus en plus d’importance, l’emportant sur les autres domaines, et, par-delà la politique, la culture.
Comme nous sommes donc dans une période troublée, il est naturel que ceux qui ont la force matérielle, les militaires, cherchent à prendre le pouvoir. Mais, dès qu’un militaire a pris le pouvoir, il cherche une base idéologique pour se faire accepter. Ce qui l’amènera, un jour, nolens, volens, à rendre le pouvoir aux idéologies : aux civils.’
Texte choisi et présenté par M. G.
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