Dans les confidences de ma regrettée grand-mère Mbayame, j’appris dès ma prime enfance l’histoire des noms des villages lébous qui entouraient Dakar ; Ndakaaru, « Dëkk, raw » ; espace de liberté et de refuge des victimes de la tyrannie des rois du Sénégal durant trois siècles.
Sangalkam serait, d’après la tradition orale, ce lieu, carrefour de tous les dangers, où à l’approche de la période du froid, se postait un Peul, armé d’un sabre tranchant, dépouillant les humbles paysans qui revenaient des champs après une journée de dure labeur. Habits et argent leur étaient réclamés par ce bandit de grands chemins pour contribuer, disait-il, à l’habillement de sa mère Kaam. D’où le nom de la localité de Sangalkam (Sàngal Kaam ; littéralement « Habille Kaam »).
Mais aujourd’hui l’histoire de Sangalkam, loin de s’enfermer dans ce déterminisme sécuritaire qui hante les nuits de sa population flouée et piétinée, prolonge le cauchemar de la communauté nationale dans une affaire tragique où il y a mort d’homme. Cet homme s’appelle Malick Bâ. Maçon de 32 ans et père de trois enfants, Malick Bâ est mort sous les coups des forces de l’ordre au cours d’une manifestation contre une délégation spéciale d’Aliou Sow, Ministre de la Décentralisation et des Collectivités locales, ayant mis sous tutelle la Communauté rurale de Sangalkam gagnée par l’opposition aux élections du 22 mars 2009.
Sangalkam, lieu de convoitise électorale, comme la Communauté rurale de Mbane, est transformé en foyer de belligérance. Ce n’est pas un fait nouveau. La cartographie électorale recoupe rarement le découpage administratif pour des questions d’arithmétique électorale. Les juristes et les analystes politiques ont de quoi nourrir les travaux universitaires et les stratégies électoralistes pour déconstruire le mythe d’une Administration neutre dans les périodes électorales que le Sénégal a traversées douloureusement.
Mais ce qui a fait couler le sang à Sangalkam aujourd’hui n’épargne guère le reste du Sénégal. Des précédents existent bien avant la mort d’Oumar Blondin Diop en 1973 concernant la réponse par la violence des autorités publiques face à l’exercice de la liberté d’expression et le respect de la volonté du peuple.
L’affaire « Malick Bâ » pose donc de manière cruciale la question de la relation entre le Président de la République, les forces de l’ordre et les citoyens de notre pays.
Au Sénégal, « le Président de la République est le Chef Suprême des armées. Il nomme à tous les emplois militaires et dispose de la force armée » (Article 44 alinéa 3 de la Constitution)
Mais le garde-fou de ce pouvoir suprême réside dans le fait qu’il n’y a pas d’autorité supérieure à la Loi dans notre pays selon la formule heureuse d’Edouard Laferrière.
Dans l’affaire « Malick Bâ » deux écoles du droit criminel s’affrontent pour établir la responsabilité du gendarme qui a tué :
La première école est celle de « l’obéissance passive » où le soldat doit obéir aux ordres de ses supérieurs sans marge de manœuvre pour en discuter le bien fondé.
La deuxième école, celle des « baïonnettes intelligentes», conduisit, dit-on, le Général Jean-Alfred Diallo à refuser d’ouvrir le feu sur les étudiants de « Mai 68 », bien qu’il reçût l’ordre de son Supérieur. Ainsi, cette école permet à l’exécutant de refuser de déférer à un ordre manifestement illégal, fût-il celui du Président de la République, Chef Suprême des Armées.
En vérité, dans l’affaire « Malick Bâ », l’ordre de la loi et le commandement de l’autorité légitime autorisaient-t-ils le gendarme à tuer au regard de l’inégalité des rapports de forces en jeu ?
Seule l’intime conviction du juge pourrait nous éclairer sur l’hypothétique cas de légitime défense derrière lequel pourrait s’abriter le gendarme mis en cause.
Mais, au-delà de la gravité des faits, il y a un flou juridique entretenu qui traverse le statut de la Légion de Gendarmerie d’Intervention (LGI), redoutée pour ses interventions musclées assimilables à un appareil répressif d’Etat selon la classification de Louis Althusser.
En effet, depuis 1972, le Haut Commandant de la Gendarmerie et Directeur de la Justice Militaire dont dépend la LGI bénéficie d’une partie des prérogatives, naguère dévolues au Chef d’Etat-Major Général des Armées (CEMGA). Ce rééquilibrage des forces au sein de l’armée sénégalaise place tout de même le Haut Commandant de la Gendarmerie derrière le CEMGA dont se méfient toujours les présidents de la République.
Le statut hybride du gendarme, à la fois militaire et agent de police judicaire, lui donne les prérogatives de disposer d’armes lourdes même pour une opération routinière de maintien de l’ordre. Dans le schéma d’une responsabilité en cascades, c’est le Chef de l’Etat, Chef Suprême des Armées, qui répond, à la Source des pouvoirs, comme premier responsable.
La délégation spéciale en question, acte générateur de cette manifestation des jeunes, est née d’une procédure administrative qui infantilise le corps électoral souverain de Sangalkam et remet en cause le principe de la libre détermination des collectivités locales par la voie des urnes. En effet, 19 délégations spéciales ont rayé, d’une simple signature sous les lambris du Palais présidentiel, ce que la volonté populaire a fait naître aux élections locales du 22 mars 2009.
« Ce que veut le Roi veut la Loi » dans notre pays. « Lu Buur sopp mu dagan ».
Mais quelle que soit l’analyse sur le fond de l’affaire « Malick Bâ » devant nos juridictions, il importe de conclure, avec la sagesse du Commissaire du Gouvernement Léon Blum, que « la faute se détache peut-être du service mais le service ne se détache pas de la faute ». Car si l’Etat n’avait pas armé lourdement ce gendarme dans un rapport de forces aussi disproportionné, Malick Bâ serait certainement avec nous entrain de panser ses plaies.
Toutefois, dans la tradition du respect de la sérénité des juges, notre silence face aux humbles citoyens victimes de la violence des forces de l’ordre ferait de nous des complices d’un dysfonctionnement du service public chargé, de fait, de bâillonner nos compatriotes.
Une seule perte humaine suffit à faire naître le droit de demander des comptes à nos gouvernants. Il en est de même pour les nombreuses incivilités constitutionnelles relevées dans notre pays depuis 10 ans.
Tout système politique qui se respecte questionne tout en restant à l’écoute de ses citoyens. C’est naturellement de l’ordre de la décence ordinaire pour reprendre Georges Orwell.
Les rapports défavorables des organisations de défense des droits de l’Homme comme Amnesty International, Transparency International et la Ligue des Droits de l’Homme, régulateurs des régimes politiques, ne devraient plus être perçus par le Pouvoir politique comme de mauvaises notes attribuées à un élève turbulent et médiocre. Tout au plus, ce sont des signaux de surchauffe de la machine politico-administrative qui s’emballe broyant nos libertés les plus élémentaires.
L’affaire « Malick Bâ » invite du reste les pouvoirs publics à un travail d’introspection au chevet de notre pays que l’échéance électorale du mois de février 2012 renvoie, hélas, aux calendes grecques. Les Assises Nationales ont fait ce travail dans les 35 départements du Sénégal et de sa diaspora en Europe et aux Amériques avec des Conclusions et une Charte de bonne gouvernance disponibles.
Nous en appelons à la responsabilité du Chef de l’Etat. Cette affaire est plus grave qu’une simple querelle partisane entre le Parti Démocratique Sénégalais et Benno Siggil Senegaal.
Que le Chef de l’Etat ôte son grand boubou bleu pour se draper des couleurs de la République dans le respect de la volonté populaire de la communauté rurale de Sangalkam exprimée le 22 mars 2009 !
A vos dépens, Monsieur le Président, nous avons appris de l’intelligence lumineuse de James Freeman Clarke qu’un politicien gouverne un pays en pensant aux prochaines élections pendant qu’un Homme d’Etat songe aux prochaines générations.
Mais Sangalkam restera-t-elle toujours, comme tant d’autres contrées de notre pays, une zone de non droit où l’Etat, « titulaire du monopole de la violence légitime », tue ses propres enfants sans état d’âme ?
*Daouda Ndiaye
Juriste, Docteur en Sciences de l’Education
10 Commentaires
Moi
En Juin, 2011 (15:56 PM)Reply_authodior
En Février, 2022 (09:29 AM)Reply_author
En Février, 2022 (17:48 PM)Moi je n'y crois toujours pas!
Undefined
En Juin, 2011 (16:27 PM)Undefined
En Juin, 2011 (16:28 PM)Missou
En Juin, 2011 (16:40 PM)Tefess
En Juin, 2011 (18:25 PM)revoyez votre copie sur l'histoire de sangal kam
Lynx
En Juin, 2011 (00:54 AM)diaadieuf
Undefined
En Juin, 2011 (06:08 AM)Zd
En Juin, 2011 (07:39 AM)Firdo
En Juin, 2011 (10:35 AM)Wa salam !
Diaxlé
En Juin, 2011 (01:50 AM)Participer à la Discussion