Prêts à tout pour rejoindre « l’Eldorado » occidental, les jeunes sénégalais devraient au contraire œuvrer à jeter dès aujourd’hui, et dans leur propre pays, les bases d’un meilleur avenir. Un futur qui passera notamment par un effort accru d’industrialisation.
De retour récemment de Saint-Louis (l'une des principales villes du Sénégal, située à l’embouchure du fleuve Sénégal, ndlr), je traversais le département de Kébémer lorsque, au détour d’une route - vers Mbenguène -, un souvenir, brutal, m’est revenu. Novembre 2020 : 25 jeunes, selon un bilan officiel, disparaissent en mer. Tous originaires de Mbenguène, ils avaient « pris la pirogue », tentant de rejoindre les Canaries, ce morceau insulaire d’Europe au large du Maroc. Mais c’est l’océan qui les a engloutis ; lui, dont la faim de migrants ne semble jamais assouvie. Pourquoi ce souvenir particulier, pourquoi Mbenguène alors que l’on commence à s’habituer, non seulement aux départs, mais plus encore, aux échecs et aux morts, noyés sans sépulture ? Peut-être parce qu’il était terrible de penser que ce village, désormais, se trouverait dépourvu de ses jeunes hommes et ne pourrait plus compter que sur la détermination et le courage des familles endeuillées restées sur la terre ferme pour se relever - si tant est que ce soit possible. Peut-être parce que l’enquête avait montré que les parents du village avaient financé ce voyage risqué, car il ne restait, dans leur esprit, nul autre moyen d’espérer un jour sortir de la pauvreté que d’avoir un enfant qui leur enverrait de l’argent depuis « là-bas ».
2020, année de pandémie planétaire, a vu le départ de plus de 70 000 migrants depuis l’Afrique vers l’Europe, dont 23 000 sont arrivés aux îles Canaries depuis les côtes d’Afrique de l’Ouest. L'archipel espagnol n’en n’avait comptabilisés« que » 2800 en 2019 . Ils continuent à partir, toujours plus nombreux, et rien ne les décourage. Ni les risques associés au voyage, qui n’est rien d’autre qu’un pari sur leur vie ; ni les prix pratiqués par les passeurs, qui engloutissent les économies de plusieurs années ; ni les récits sombres de ceux qui ont fini par revenir. Car la vie de l’autre côté est dure et cruelle. Celui qui vient parader avec une belle voiture au village ne montrera que rarement la photographie de l’appartement exigu et mal situé, où il est contraint d’habiter au quotidien, ni le lourd coût de la vie, ni son visage angoissé lorsqu’il attend des heures, au petit matin, devant une préfecture quelconque, le renouvellement de ses papiers. Sans évoquer le pire : les passeurs qui, en Europe et parfois dès la Libye, réduisent en esclavage les migrants pour qu’ils remboursent leur dette et les font vivre dans des conditions inhumaines ; les « maisons de dressage » pour les jeunes femmes, déjà violées lors du voyage et réduites à la prostitution ; les migrants abandonnés à eux-mêmes et plus frappés encore que les autres par le coronavirus à l’étranger car ils vivent dans des foyers collectifs insalubres ; les bastonnades et la violence des gangs d’extrême droite pour qui l’étranger est toujours le meilleur bouc émissaire. Non, décidément, rien de tout cela ne les décourage.
Alors, qu’est-ce qui pourrait les encourager à rester ? Le fond de la question, c’est la vie rêvée de là-bas. La possibilité d’acheter tout ce dont on n’a envie, sans avoir à compter ; avoir accès à ces objets du quotidien qui le transforment, et l’améliorent. Les ordinateurs, les tablettes et les téléphones qui ouvrent sur le monde ; les équipements électro-ménagers qui libèrent la vie des femmes de la maison ; la voiture qui évite de dépendre de ces services de bus brinquebalants et aléatoires qui traversent nos régions. Et au-delà, la possibilité de pouvoir profiter d’une vie qui ne se limite pas à la seule survie, en se faisant tout simplement plaisir : petits voyages en mode « week-end », billets pour des matchs de foot en live, cinémas, cours de danse et de disciplines sportives… Peut-on en vouloir à quiconque souhaiterait aussi un peu de cette vie-là ? Pas vraiment, non.
Mais la question que je pose est la suivante : pourquoi vouloir de cette vie-là là-bas ? Pourquoi ne pas nous donner les moyens de créer celle-ci ? Et qui sait, de créer une vie pour nous ici, qui devienne enviable pour les autres venus d’ailleurs ? Nous en avons pleinement les moyens, mais encore faudrait-il adopter le bon état d’esprit. Notre vision du monde reste encore trop souvent prisonnière d’une lecture binaire : là-bas le paradis, ici l’enfer. « Barça ou Barsakh (jeu de mots en wolof que l’on pourrait traduire par Barcelone ou la mort) »? Non. Nous n’avons pas exploré la troisième voie, nous construire un avenir de qualité ici. Qu’est-ce qui nous empêche de produire ici ces voitures, de tisser ici ces vêtements et de fabriquer ici ces objets manufacturés de tous les jours ? Je sais que c’est possible car ce sont les défis de mon quotidien sur la plateforme industrielle intégrée de Diamniadio, où je dirige une usine polyvalente ; fabriquant des équipements très divers, utiles aux particuliers et aux entreprises. Et chacun des membres de mon équipe d’ouvriers spécialisés, tous sénégalais, est capable de travailler sur les différentes lignes de production.
A ceux qui rêvent de consommer ailleurs et de consommer des produits d’ailleurs, je réponds donc : industrialisons ici ! Cette politique volontariste générerait du reste d’importantes opportunités d’emploi pour notre jeunesse, dont le taux de chômage est si élevé. Quant aux emplois exercés, essentiellement dans le secteur informel, ils sont souvent peu qualifiés et chacun et chacune y est remplaçable et corvéable à merci. Est-ce vraiment ce dont nous voulons nous satisfaire, ici au Sénégal ? Non, nous devons aider les jeunes ; nous devons créer des opportunités de construire de vraies compétences, techniques, solides, apprises sur le terrain ; nous devons produire ce que nous consommons pour ne plus dépendre autant de l’extérieur, disposer de produits adaptés à nos besoins, et créer de la richesse ici. Certains, à l’époque du drame de Mbenguène, reprochaient aux autorités de ne pas en faire assez pour la jeunesse ; des initiatives existent cependant et on ne peut pas dire qu’il n’y ait aucune structure d’accompagnement à la formation et à l’entrepreneuriat dans ce pays. L'État ne peut pas tout mais il est au service des citoyens. Nous avons la possibilité d’orienter les politiques et de faire des propositions, qui sont du reste souvent accueillies avec intérêt par les pouvoirs publics. Alors pourquoi ne pas en faire ?
À quand par exemple une analyse détaillée des atouts et de la « proposition de valeur » du Sénégal, en matière économique et industrielle, au sein de la sous-région ouest-africaine et du continent ? À quand un grand programme de formation professionnelle, discuté en concertation avec les industriels, et qui soit aligné avec les atouts que nous voulons mettre en avant ? À quand la construction d’infrastructures stratégiques pour nous permettre de mieux exporter ? À quand un plan de mécanisation de l’agriculture pour construire ici les outils et les équipements qui faciliteront le travail des populations rurales, pour produire ici les engrais naturels, qui rendront l’agriculture de nouveau rentable et attractive ? À quand la création d’une usine de fabrication de farines d’insectes - l’Afrique de l’Ouest a une carte à jouer ici ! - pour nourrir mieux et plus sainement notre bétail et davantage le valoriser à la revente ?
De même, il faut ouvrir le débat, dans nos familles, sur nos manières de penser et d’envisager la vie. Quand dira t’on aux jeunes que l’existence n’est en rien plus facile là-bas ? Quand leur expliquera-t-on que ceux qui réussissent à gagner leur destination restent souvent trop pauvres pour pouvoir revenir et que pour ceux restés au pays, prendre une petite commission sur une activité de base ne saurait constituer un métier durable? Quand incitera-t-on les jeunes gens et jeunes femmes à passer moins de temps à soupirer après des stars et des clips sur les réseaux sociaux, car ce temps « futile »n’est certainement pas du temps« utile », investi à se construire un avenir ? À quand le moment où, dans un petit village, on arrêtera les rivalités entre ceux qui possèdent une belle maison et où, au contraire, ces derniers sauront s’allier autour d’un projet créateur de valeur pour la communauté –une petite usine de transformation, un commerce, une école mieux équipée ?
Mbenguène résonne encore. Je songe à chaque maman qui, pensant bien faire, a financé le voyage de son fils aujourd’hui décédé, et qui pleure désormais en se sentant sans doute coupable. À celles-ci, je voudrais dire : il existe un autre chemin, pour le petit frère de celui qui est parti, pour ton petit-fils. Il n’y a pas de fierté à partir et à périr, alors qu’on a toute sa vie devant soi. Ce sont des morts d’autant plus cruelles qu’elles sont inutiles. Mais il y a de la fierté à devenir quelqu’un ici, quelqu’un d’ici- et de nulle part ailleurs.
Ibrahima Sarr est expert industriel
8 Commentaires
Nouveau Type De Sénégalais
En Août, 2021 (10:32 AM)Zapata
En Août, 2021 (15:33 PM)Zapata
En Août, 2021 (15:33 PM)Zapata
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