Le samedi 5 décembre 2009, Me Wade et le khalife général des mourides ont co-présidé la cérémonie de pose de la première pierre de la « grande mosquée de Serigne Touba ». A l’occasion, de nombreux discours ont été prononcés. Mais, celui qui aura retenu le plus l’attention, est sans conteste celui du politicien Wade. L’homme, qui se livre au fur et à mesure qu’il gagne en âge, a tenu des propos ahurissants, graves, inacceptables en République et en Démocratie. Il est vrai qu’il est coutumier de tels faits. Cependant, cette fois-ci, il est allé vraiment très loin. Il ira sûrement bien plus loin encore, avec sa volonté inébranlable de se faire réélire ou de faire élire coûte que coûte un des siens, à la prochaine élection présidentielle dont nul, à part lui, ne peut s’aventurer à dire à quelle date elle sera organisée.
Les propos gravissimes de l’homme méritent bien qu’on s’y appesantisse, qu’on les commente un peu. Nous nous y emploierons sûrement mais, auparavant, nous ferons un rappel, qui nous campera davantage le visage du personnage. Ce dernier nous prend pour des moins que rien, pour des pires que rien, pour paraphraser un ami. Il se comporte, partant, avec nous, comme bon lui semble. Nous allons lui montrer que nous ne sommes pas toujours les idiots qu’il croit et avons encore de la mémoire.
Cette pierre qu’on posait le samedi 5 décembre 2009, n’est pas véritablement la première. Elle avait été déjà posée en grande pompe le mercredi 30 novembre 2005, au cours d’une cérémonie aussi folklorique que politicienne, présidée par le même Me Wade. Il s’agissait du projet de construction de la Mosquée Masaalik Al Jinaan (Guy mouride) sise à Ñaari tali. Le khalife général d’alors, le très regretté Serigne Saliou Mbacké, y était représenté par Serigne Mountakha Bassirou Mbacké. Le ndigël avait été presque arraché au défunt khalife. Quelques jours auparavant, le 24 novembre 2005 exactement, Me Wade, qui était bien au courant du projet et avait décidé de le récupérer sans état d’âme, entreprit un voyage à Touba, pour aller « saluer » son marabout. Le terrain avait été sérieusement préparé par ses pions qui se recrutaient dans l’entourage immédiat du khalife : Matar Diakhaté, Moussa Niang, Béthio Thioune renforcés par Me Madické Niang. Le premier annonça partout dans la ville sainte que le khalife avait donné le ndigël de réserver un accueil chaleureux à son « hôte » et « taalibé ». Après un long bain de foules dont il est si friand, Me Wade est reçu par le khalife en forte délégation dont, notamment, Papa Diop, Madické Niang, Aminata Tall, son architecte-conseil, etc. Il lui exprime sa volonté de prendre totalement en charge la construction de la Mosquée Masaalik al Jinaan dont il a déjà bouclé le financement. Les 24 et 25 novembre 2005, notre minable télévision nous montre longuement, au cours de ses journaux de 20 heures 30, le « talibé » en train de présenter et d’expliquer la maquette de la mosquée au vénérable khalife. Ce dernier était, semble-t-il, très réticent, puisqu’il avait déjà agréé la maquette des vrais talibés, réalisée par l’architecte Méïssa Touré. Avec l’insistance intéressée de l’entourage, le khalife dut céder. On lui arracha même le ndigël de procéder à la pose de la première pierre le mercredi 30 novembre 2005.
La cérémonie qui s’est déroulée à Guy Massalik al Jinaan draina beaucoup de monde. Des talibés présents exprimèrent le souhait de donner sur place leur participation au représentant du khalife. Ce dernier n’ayant pas reçu pour cela des instructions, déclina les différentes offres, pourtant particulièrement substantielles. Il n’était venu que pour bénir la première pierre, puisque Me Wade s’était engagé à prendre tout en charge. Environ treize mois après, de mosquée, il n’y en eut point : une seule pierre ne s’était ajoutée à la première. A l’occasion de la prière de l’Aïd-El-Kébir le 31 décembre 2006, le président politicien annonce le début (sic) des travaux de la mosquée pour « bientôt ». Surprenant tout son monde qui a failli tomber à la renverse, il déclare sans sourcilier, lui qui s’était engagé à tout financer : « Le gros œuvre sera à la charge des talibés. Une fois le gros œuvre terminé, le Roi du Maroc a offert de réaliser les décorations. Moi je prends en charge les tapis de cette mosquée. » Il ajoute avoir « casqué » 200 millions qu’il a remis entre les mains du maire de Dakar d’alors, Papa Diop. Notre « talibé spécial » ne s’arrête pas en si bon chemin ; il révèle : « Un compte sera ouvert ici et à l’étranger dans lequel les contributions devront être directement versées. » (Le Quotidien du mardi 2 janvier 2007, page 3).
Trois ans après, on procède à la pose de la même mosquée, cette fois sur un terrain différent, le premier étant jugé trop petit pour porter le projet de la « grande mosquée de Serigne Touba », précise Me Wade. C’est maintenant seulement qu’il s’en rend compte ? Que sont devenus ses 200 millions ? Et les 50 et 20 autres que Papa Diop et Karim Wade s’étaient engagés à donner ? Combien d’argent y avait-il dans le « compte ouvert ici et à l’étranger… » ? On ne peut quand même pas faire table rase aujourd’hui de toutes ces questions ! Le « talibé » ne s’était-il pas formellement engagé à prendre en charge tout le financement de la mosquée ? N’avait-il pas affirmé que tout le financement était bouclé ? Que vaut désormais la parole de cet homme ?
Elle ne vaut sûrement pas un sou, si on se souvient qu’à deux semaines environ du grand Magal de Touba de 2006, le 2 mars exactement, Serigne Saliou Mbacké annonça avoir dégagé 10 milliards de francs Cfa pour faire goudronner les grandes artères de la ville sainte. Il invita en même temps les talibés qui en avaient les moyens à participer financièrement ou matériellement à la réalisation de ces grands travaux de Touba. Son appel fut aussitôt entendu et les Mourides rivalisèrent d’ardeur à donner qui des numéraires, qui des camions de béton, de latérite, de ciment, etc. C’était donc la ferveur dans tout le monde mouride. Cinq à six milliards de participation des fidèles viendront s’ajouter aux dix annoncés initialement par le khalife. Une commission fut mise en place pour prendre en charge la réalisation des grands travaux et une autre pour les superviser. C’est ce moment particulièrement favorable que Me Wade choisit pour faire irruption et interférer entre les talibés et le khalife, comme il l’avait fait avec le premier projet de la mosquée de Masaalik al Jinaan. Comme il l’avait fait entre Dieu et ses fidèles à Arafat, lors du pèlerinage de 2005, en remettant publiquement des liasses de 10 000 francs Cfa au Commissaire général qu’était Moustapha Guèye.
Aidé de ses hommes liges, il convainquit le khalife de lui confier les travaux. Il s’engageait non seulement à goudronner les grandes artères, mais à approvisionner la ville sainte en eau potable, à en densifier le réseau électrique et à l’assainir. Tout ce programme, auquel il ajouta le fameux Canal du Baol qui devait faire venir l’eau du Lac de Guiers, coûtait beaucoup d’argent. Et il s’engagea solennellement à le financer en y consacrant annuellement 20 milliards de francs. Le jeu en valait largement la chandelle, car il estimait le nombre d’électeurs mourides à 400000 dans la seule ville de Touba. Ce n’était quand même pas négligeable, à quelques mois du scrutin présidentiel de février 2007. Le ministre (transhumant) de l’Habitat et des Constructions Assane Diagne est chargé de piloter l’important programme. Le 2 août 2006, il se rend à Touba où il est reçu par le khalife, avec les Chinois qui l’accompagnaient. Il rassura ce dernier sur la volonté du Chef de l’Etat de réaliser rapidement le programme. Jusqu’à la veille du Magal de Touba de 2007, de début de travaux, il n’en fut point.
Le bruit court alors que le khalife Serigne Saliou était très en colère. Notre président politicien ne veut courir aucun risque et, le vendredi 12 janvier 2007, se précipite à Touba. Il dessaisit sans état d’âme le transhumant Assane Diagne – il faut un agneau du sacrifice - et met en selle Ibrahima Ndiaye, alors Directeur général de l’Agence autonome des Travaux routiers (Aatr), pour piloter l’important programme. Il fait de nouveaux engagements, avec la capacité de manipulation qu’on lui connaît. Il savait que le khalife allait s’adresser aux disciples mourides à quelques jours du Grand Magal, qui devait se tenir deux semaines environ après l’élection présidentielle. Il s’engouffre dans la brèche et lui demande un dernier délai : les travaux commenceront dès le lendemain du scrutin. Pour convaincre le khalife, il lui présente les différentes équipes qui l’accompagnaient.
Comme il l’espérait, le khalife s’adressa aux talibés et profita de l’occasion pour évoquer les grands travaux de Touba – devenus depuis le décès du saint homme les grands travaux de Me Wade. Il regrette leur lenteur mais rassure que l’autorité (kilifa gi) les démarrera dès après le déroulement de l’événement que nous avons en vue. Il s’agissait, bien sûr, de l’élection présidentielle qu’il s’était gardé de nommer. Il n’en fallut pas plus pour que les hommes liges de Me Wade à Touba fassent courir ce bruit : bal ba takk na ! Me Wade ne peut pas démarrer les travaux s’il n’est pas réélu ; l’élection est donc gagnée d’avance. C’était là, selon de nombreux observateurs, une consigne de vote précise pour les mourides. En tous les cas, le président politicien est réélu, mais les travaux continuaient de piétiner jusqu’à la mort du très regretté khalife, qui aurait rejoint son Créateur le cœur plein d’amertume. Aujourd’hui encore, ils traînent le pas. Des vingt milliards par an, il n’en est plus question dans les discours du président manipulateur.
Après ce rappel qui était nécessaire, revenons à la cérémonie du 5 décembre 2009, dont le caractère politicien n’a échappé à aucun observateur. Les propos démagogiques et dangereux que Me Wade y a tenus s’inscrivent en droite ligne dans sa volonté inébranlable de se faire réélire coûte que coûte. Des propos qui mettent gravement en cause la République, la Démocratie, la cohésion et l’unité nationales. C’est notamment le cas quand il affiche ostensiblement son « mouridisme » et clame haut et fort que s’il a été élu et réélu, c’est grâce à ce choix, aux prières de Serigne Bara et de ses prédécesseurs. Et il ajoutera qu’il n’y a point de salut, point de possibilité de se faire élire dans ce pays, en dehors du chemin qu’il a emprunté : celui du mouridisme. Fort donc du soutien de Touba, il restera au pouvoir tant qu’il voudra et le passera, le moment venu, à qui il voudra. Il expliquera bien sûr qu’il ne le lui transmettra pas directement : il le conduira auprès de Serigne Bara qui priera pour lui, comme il l’a déjà fait pour lui-même. A propos de sa générosité, il en fait profiter à tout le monde, même aux catholiques qui ne le reconnaissent pas, alors qu’il n’est pas obligé de le faire.
Les propos que voilà appellent quand même quelques commentaires. Le président Wade ne doit rien au peuple sénégalais, qui n’a pratiquement joué aucun rôle dans son élection et sa réélection. Toutes les autres confréries sont également, à ses yeux, quantité négligeable. Il s’est montré plus méprisable encore avec les chrétiens. « Catolik yi sax défal naa léen te manoon naa ko baña def », a-t-il imprudemment lancé. « Catolik yi sax », c’est-à-dire « même les catholiques » ! Pourquoi ce « même » ? Les catholiques ne sont-ils pas des citoyens et des citoyennes à part entière ? La seule explication qu’il donne est que l’argent qu’il distribue si « généreusement » n’est pas l’argent du contribuable, mais son argent propre. Son argent propre ! Les dizaines, voire les centaines de millions qu’il distribue à tout bout de champ seraient donc son argent propre ! Nous nous souvenons quand même qu’avant le 19 mars 2000, il tirait carrément le diable par la queue, et qu’il a fallu la croix et la bannière pour le faire revenir au Sénégal préparer l’élection présidentielle !
Quand il en aura assez du pouvoir, il se choisira un successeur qu’il conduira auprès de Serigne Bara Mbacké pour qu’il prie pour lui ! Il s’en est sûrement déjà choisi un puisque, le lundi 19 février 2009, il s’est rendu chez Serigne Bara en compagnie de son fils chéri Karim Wade et lui a parlé en ces termes : « Je vous présente mon fils Karim. C’est un une personne qui gérait ses propres affaires mais qui a accepté de tout laisser pour venir à mes côtés. Il a les mains propres, il est jeune, poli et fait partie des personnes en qui j’ai entièrement confiance. » Il avait déjà oublié, ou feignait d’oublier que, le 19 juillet 2007, recevant le même khalife Serigne Bara au palais de la République, il rabrouait sans état d’âme les enfants de celui-ci en ces termes sans équivoque : « Quand je venais faire acte d’allégeance auprès de votre père, j’étais déjà président de la République. Aujourd’hui, j’ai entre mes mains tous les leviers du pouvoir et je décide de ce que bon me semble. » En d’autres termes, il n’attendait rien de leur père et ne lui devait rien. D’où l’incohérence de ce discours avec celui du 5 décembre 2009 où il mettait en relief le rôle déterminant que Serigne Bara et ses prédécesseurs ont joué dans son élection et sa réélection. Cet homme peut se permettre de nous raconter n’importe quoi, puisque nous sommes, à ses yeux, des moins que rien, des pires que rien. C’est ainsi que, à propos du président Senghor et des khalifes généraux Serigne Fallou et Serigne Abdoul Ahat Mbacké, il a raconté manifestement des balivernes, des contrevérités. Je l’ai suffisamment prouvé dans mon livre « Un vieux président face à lui-même. Autoglorification, affabulations et calomnies », Editions Sentinelles, Dakar, novembre 2008.
En un moment donné de son discours du 5 décembre, il se rend tout d’un coup compte qu’il pouvait froisser l’importante communauté tidiane. Ce qui pourrait constituer un gros risque pour 2012. Il déclare alors que, quand il en aura terminé avec Touba, il se penchera sur Tivaouane. Les tidianes ne sont évidemment pas dupes : ils savent qu’au rythme où évolue le programme de Touba, ils risquent d’attendre encore fort longtemps. Il est vrai que Me Wade aura toujours le temps, puisque son vieux compagnon Alioune Badara Niang lui prédit une longévité d’au moins cent ans et deux mandats supplémentaires.
Et puis, Touba et Tivaouane sont-elles les seules villes dites saintes qu’il faut moderniser ? Et les nombreuses autres comme Ndiassane, Ngourane, Médina Baye, Léona Niassène, Popenguine, Médina Gounasse, etc ? Et les autres villes laïques comme Matam, Kédougou, Gossas, Vélingara, Louga, Khombole, etc ? Ce sont quand même des citoyens qui y vivent, qui ont eux aussi droit aux bienfaits de la modernité ! Me Wade veut-il créer des sous-citoyens et des sur-citoyens, lui le « père » de la Nation ?
Cet homme a la part belle, bien belle. Il règne sur de paisibles citoyens, qui sont en général indifférents à tout, y compris à ses choix les plus dangereux pour la paix civile et la cohésion nationale. Son discours du 5 décembre 2009, comme chacun des scandales gravissimes qui jalonnent au quotidien son abominable gouvernance, devraient lui valoir, dans toute démocratie qui se respecte, au moins la destitution. Reconduire un tel individu en 2012 (à l’âge de 88 ans), est manifestement un suicide collectif que nous ne pouvons pas nous permettre.
MODY NIANG, e-mail : modyniang@arc.sn
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