On en a fustigé la mégalomanie et l’irresponsabilité. On a souligné la dérive autocratique. On a raillé la médiocrité du néoréalisme d’emprunt des colosses. Mais on n’a pas assez remarqué que, dans le fond, le monument que Monsieur Abdoulaye Wade, Président de la République du Sénégal, a fait construire sur l’une des Mamelles du Cap Vert repose sur une contradiction : le style de l’œuvre ainsi que les conditions politiques, économiques et financières de son édification et de sa future gestion sont la négation même de ce qu’il est censé incarner : l’idée de renaissance africaine. Les pratiques vénales et obscurantistes qui ont entouré le monument sont d’une autre époque et le disqualifient totalement pour symboliser cette renaissance. N’est-ce pas, d’ailleurs, le sens qu’il faut donner à l’échec de Monsieur Wade et de sa diplomatie à faire de l’inauguration du monument un moment africain ? Cet échec diplomatique cuisant se double d’un autre échec : les contestations de toute nature suscitées par le monument à travers le pays et le tollé médiatique à l’étranger empêcheront son inauguration d’être même un moment national, malgré la collusion orchestrée avec la fête des cinquante ans de l’indépendance du Sénégal.
Considérations intempestives
L’histoire est riche d’enseignements sur des statues et monuments qui n’ont pas survécu au pouvoir qui les a mis en place. Compte tenu de la violente controverse et des critiques d’ordre esthétique, culturel, politique et économique soulevées par le monument de la renaissance à l’intérieur comme à l’extérieur du Sénégal, il n’est pas illégitime, par-delà toute considération économique, de se poser la question de son abolition. Qui plus est, l’approfondissement de cette question intempestive nous paraît nécessaire pour la santé mentale des citoyens que nous sommes, dont l’intelligence est violée par le cauchemar têtu d’une démesure et d’une aberration politique sans précédent. Cette question, que le pragmatisme économique rejettera assurément, est donc une manière de catharsis nécessaire pour ceux qui vont devoir coexister avec ce monument.
Monsieur Wade a englouti dans le monument des ressources tellement considérables de l’Etat du Sénégal que l’idée de déboulonner la statue n’est pas immédiatement acceptable d’un point de vue économique. Cela ajouterait, en effet, au coût et au gaspillage de ressources déjà intolérables, à un moment où la situation des finances publiques du pays est notoirement difficile. Le monument de Monsieur Wade subsistera donc probablement, non à cause de ce qu’il représente, mais parce qu’il reviendrait trop cher dans le court terme à détruire ou à refaire.
En tout état de cause, parce que le monument nie les valeurs républicaines les plus fondamentales, celles rappelées par les Assises Nationales du Sénégal, il y a une urgence républicaine à sa destruction symbolique. Celle-ci commencera par la réaffirmation vigoureuse, contre le monument et les forces qui lui ont donné corps, des vraies valeurs de la renaissance africaine et du sens de la chose publique. C’est cela le véritable enjeu républicain de cette farce. Dafa doy... Accessoirement, mais cela a son importance symbolique, le déboulonnement du monument de Monsieur Wade se manifestera également par un audit sans complaisance du montage financier saugrenu, l’abolition du régime de propriété ubuesque édicté par Monsieur Wade et la réintégration de 100% des hypothétiques retombées économiques (s’il en est) du monument dans le patrimoine de l’Etat, dont les ressources ont été dilapidées pour le financer.
Négation des valeurs associées à l’idée de renaissance africaine
Le monument est censé rendre hommage à une « Afrique sortant des entrailles de la terre, quittant l’obscurantisme pour aller vers la lumière » selon les propos de Monsieur Wade (sic). Or, dans la manière dont le projet d’édification du monument a été conduit, Monsieur Wade a mis un point d’honneur à nier toutes les valeurs que les Africains associent aujourd’hui à l’idée de renaissance africaine.
L’idée de renaissance africaine postule la foi en nous-mêmes et la défense de notre sensibilité culturelle ; elle veut que l’Afrique se construise désormais par et à travers les Africains. Or, alors même que son pays recèle des sculpteurs dont le talent est reconnu à l’échelle internationale, Monsieur Wade a choisi de recourir à des Nord-coréens pour réaliser le monument censé célébrer l’Afrique. Un concours international à l’intention des grands sculpteurs africains aurait été un moyen efficace de populariser l’œuvre à l’échelle du continent et d’en faciliter l’appropriation par les Africains. Monsieur Wade ne semble pas en réalité avoir été préoccupé par le souci de donner une dimension africaine à la statue. Preuve que son ambition n’était pas africaine mais crypto-personnelle, Monsieur Wade n’a vu aucune contradiction dans le fait de confier l’idée de la renaissance africaine à Mansudae Overseas Project Group, une société créée en 1959 pour produire des œuvres d’art visant à magnifier les dirigeants de la Corée du Nord !
L’idée de renaissance africaine postule également le rejet radical et définitif de la patrimonialisation de l’Etat, ce mal originel qui mine l’Afrique depuis les indépendances. Le boulet de l’Afrique, et par conséquent le boulet de l’homme noir, ce sont ces dirigeants politiques là qui mettent leur personne et les intérêts de leur famille et de leur clan au centre du pouvoir, prenant en otage les aspirations légitimes des pays au développement et à la modernité. Le projet de la statue campe solidement dans cette Afrique-là, comme en témoigne l’appropriation arbitraire par Monsieur Wade et sa famille de 35% des recettes éventuelles du complexe commercial du monument construit sur les deniers publics du Sénégal. La renaissance africaine, et par conséquent tout symbole de cette renaissance, doit s’ériger contre ces pratiques qui en bafouent et les valeurs et la noblesse.
Par un renversement ironique, le destin du monument sera de servir de repoussoir. Assurément, la renaissance africaine devra se définir contre la charge d’obscurantisme, de vénalité et d’inauthenticité que cristallise le monument.
Un symbole universel de la mal gouvernance
La Charte de gouvernance démocratique des Assises Nationales du Sénégal (mai 2009) a rappelé que les biens communs et les deniers publics devaient être « sacralisés ». Elle a appelé à « bâtir une éthique du bien commun (…) qui renforce les valeurs et comportements vertueux de la part de tous, et d’abord des dirigeants ». Ces valeurs sont au fondement du contrat social républicain. Or, à travers la spoliation du patrimoine de l’Etat qui a présidé à son financement et l’affectation à la personne du Président et à sa famille d’une partie des retombées économiques qui y sont liées, le monument de Monsieur Wade piétine ces valeurs républicaines de base. Le patrimoine de l’Etat du Sénégal a été délesté de ressources foncières considérables, dont la valorisation continue d’étonner, sinon d’outrager…
Comme à l’accoutumée, Monsieur Wade a convoqué une ficelle éculée, censée endormir une opinion et une presse occidentales naguère crédules sur son compte, en défense de son montage ubuesque : « J’ai décidé que toutes les recettes seront destinées à la construction des cases des tout-petits, pas seulement au Sénégal, mais dans toute l’Afrique… Mes droits, je les destine à la case des tout-petits ». L’incantation bien-pensante sur le thème des cases des tout-petits, en guise de cache-sexe d’une politique d’éducation sans souffle ni vision ! C’est la bouée de sauvetage dérisoire d’une farce tragique, adossée à un monument de la honte.
Pour le Sénégal, peut-être pour l’Afrique, et pour tous ceux qui y sont attachés, le monument de la renaissance de Monsieur Wade restera donc à jamais le symbole de la mauvaise gouvernance, de l’abus de pouvoir et de l’obscurantisme. L’aberration du régime de propriété du monument décrété par Monsieur Wade l’exige. La raison républicaine, comme la raison africaine, le commande. Le manque d’authenticité et la laideur du monument le justifient !
C’est dans la négation de ce monument et de la mal gouvernance dont il est le triste stigmate que le Sénégal devra se reconstruire et refonder ses institutions républicaines.
Sédar Diop
Collectif citoyen pour l’émergence du Sénégal
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