L'interview du sociologue Hadiya TANDIAN, parue dans les éditions de Sud Quotidien du 7 et 11 mars, sur la recrudescence de la violence dans la société sénégalaise actuelle suscite ma réaction que je vous livre ci-après.
Si votre constat de l'existence d'une plus grande violence dans notre tissu social est admis, il n'en demeure pas moins que l'analyse livrée par Hadiya TANDIAN est, somme toute réductrice, donc incapable de fournir des éléments de compréhension de cette violence dans notre société.
D'abord, quand il parle de violence, il réduit le conflit à sa seule dimension négative dans la mesure où la violence, née du conflit, exprime l'impossibilité, au moins pour les deux parties engagées, de trouver un accord. La violence est, dans une telle perspective, destructrice à la fois dans le présent et dans l'avenir. Dés lors, la question qui devrait être posée est comment passer de la violence destructrice au conflit constructif ? Le conflit, contrairement à la violence dont fait allusion M. TANDIAN est consubstantiel à notre condition d'être car notre vie sociale est faite d'oppositions, de tensions et de conflits. C'est cette unité des contraires (accords/désaccords, etc) qui fonde la société. Partant de cette posture, il aurait été plus pertinent de s'interroger sur le comment canaliser les désirs de violence qui peuvent naître d'un désaccord ou d'un conflit, pour qu'ils soient le moins destructeurs possibles, comment rester au stade du conflit pour transformer le désaccord en accord, sans dégénérer en violence ? Et c'est là qu'il faudrait inscrire par exemple les conflits multiformes qui secouent, de toute part, la société sénégalaise au point de susciter quelques questionnements.
Ensuite, M. TANDIAN explique dans son interview la recrudescence de la violence par « l'insuffisance ou le dérèglement de cadres intégrateurs ». Avancer une telle justification pour expliquer l'état de violence actuelle dans la société sénégalaise revient à considérer la société uniquement comme un système d'intégration. Ce qui contraint inéluctablement M. TANDIAN a utilisé un schème explicatif désuet et en déphasage par rapport au phénomène qu'il veut expliquer. Dans le raisonnement de type holiste de M.TANDIAN, l'action sociale est définie par l'intériorisation des modèles, des normes et des valeurs qui permettent d'agir. C'est-à-dire que l'individu n'existe que par le rôle qu'il joue, la fonction qu'il remplit et que lui inculque la société à travers la socialisation. De ce point de vue, l'individu est une sorte d'illusion puisque non seulement tout est social en lui, mais il sombre dans « l'anomie » quand il se détache de la société. Quand on veut penser l'individu en ces termes, où est alors la part d'autonomie, de liberté de chaque individu ? Or, qu'est-ce qu'on note dans cette recrudescence de la violence aujourd'hui au Sénégal ? Des citoyens qui sentent que leurs liberté ou autonomie sont bafouées et, en l'absence de toute réponse adéquate du pouvoir politique, adoptent la violence pour se faire entendre. Un autre point qui disqualifie l'explication de la violence avancée par TANDIAN est que le Sénégal, qu'il le veuille ou pas, est inéluctablement entraîné dans la modernité. On sait que le récit de la modernisation est structuré par un certain nombre de thèmes constants, notamment ceux de la division du travail, de la rationalisation, et de l'individualisme démocratique. Le propre de toute modernité est, dans une certaine mesure, d'être portée par une tension fondamentale et croissante entre l'affirmation d'un individu « auto-centré » et autonome, d'une part et un système conçu comme l'accomplissement de la rationalité de l'autre. Les sénégalais ne peuvent pas échapper à cette poussée d'individualisme née de la modernité. Ils le vivent est en font une aspiration légitime d'ailleurs.
Maintenant, en sachant que dans le schéma explicatif proposé par M. TANDIAN, l'individu n'existe pas ou du moins n'existe que par le rôle qu'on lui assigne. Il s'efface, tait ses désirs, refoule ses penchants sexuels au profit du groupe ou de l'entité sociale auxquels il appartient. Certaines de nos contraintes normatives qu'exerçait la société sur les individus à travers certaines institutions comme la famille, le Dahra, etc.. ne peuvent plus résister à la poussée moderniste. Les sénégalais se rendent compte, dans ce monde globalisé, qu'ils ne sont plus réductibles à un ensemble de rôles, qu'ils peuvent avoir des aspirations contraires à celles que nous imposaient nos cadres sociaux, qu'ils peuvent exprimer, dans l'espace public, leur individualité. Le fait le plus marquant est la manifestation des homosexuels récemment. Qui pouvait un jour imaginer, dans un Sénégal soi-disant vertueux, profondément religieux, une marche des homos pour revendiquer leur droit. Le problème ce n'est pas de dire qu'il n'existait pas d'homos dans nos sociétés traditionnelles. C'est juste que les contraintes normatives étaient tellement prégnantes que de tels penchants sexuels, même s'ils existaient, étaient confinés dans la sphère la plus privée de l'individu au risque d'encourir une sanction pouvant entraîner la mort sociale. Mais subitement, avec cette modernité, les homos se rendent compte qu'en tant que citoyens, ils ont des droits. En tant qu'individus démocratiques, ils savent qu'ils peuvent laisser libre cours au retour du refoulé en adoptant une stratégie offensive qui consiste à exposer leur attirance sexuelle pour des personnes de même sexe dans l'espace public où c'est la rencontre du privé et du privé. C'est dans un tel registre qu'il faut inscrire pour le comprendre, les faits de viols, de pédophilies, de plus en plus portés à la connaissance des citoyens sénégalais.
Enfin, il est d'une impérieuse nécessité de ne plus se voiler la face et de reconnaître que nous vivons l'épuisement de l'idée de société conçue comme l'intégration d'une culture, d'une souveraineté politique. La complexité croissante de la vie sociale brise les correspondances trop simples entre l'acteur et le système. De ce fait, l'individu ne peut plus être conçu que comme une cristallisation de déterminismes et d'habitus. Même s'il reste socialement déterminé, il n'est plus un exemplaire, il est une composition toujours singulière en raison de la complexité des mécanismes de son engendrement. Dans notre société sénégalaise actuelle, l'individu est projeté dans une exigence d'autonomie quand il est, en même temps, soumis à une dissonance de ces capitaux et de ces habitus. Le sénégalais existe actuellement que parce qu'il se construit dans une sorte de bricolage des rôles, des habitus, des aspirations qui se coagulent dans sa personnalité. La pluralité des conflits qu'on note actuellement au Sénégal qui prennent une tournure violente est un désir du sénégalais de se construire en arrachant son autonomie aux contraintes sociales. L'exemple des grèves étudiantes s'explique par l'incapacité d'un système éducatif, incarné par la puissance publique, d'être suffisamment ouvert pour leur permettre de se détacher des exigences de rôles et des intérêts de cette même puissance. Si ce système, par le passé, parvenait tant bien que mal à contenir toute velléité revendicative étudiante, il ne l'est plus aujourd'hui parce qu'il apparaît aux yeux des étudiants que comme un système de domination et miné par la poursuite effrénée d'intérêt parcellaire ou profit de celui général. Notre devoir en tant que citoyens ou intellectuels est moins de s'interroger sur les causes des actes de violences que de comprendre pourquoi ils sont de plus en plus exposés dans l'espace public ? Pourquoi des actes de pédophilie, d'attouchements sexuels, de viols, etc.. qui ont toujours existé dans la société sénégalaise mais refoulés sont de plus en plus exposés à la connaissance des citoyens ? En prenant la question de la récurrence de la violence sous cet angle là, on comprendrait mieux que cette conception intégrée et « tranquille » de la vie sociale dont M. TANDIAN fait l'apologie s'est défaite avec la modernité tardive de la société sénégalaise dans la mesure où l'éclatement que nous observons aujourd'hui est largement inscrit dans les divers récits de la modernité : complexité croissante, rationalisation continue, anomie, élargissement de l'individualisme démocratique, extension du marché, etc.
DIOP MOUSSA
CERSO -Université Paris-Dauphine (France)
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