« Quand vous êtes avec des gens qui eux-mêmes
ne respectent pas la démocratie, si vous respectez
la démocratie, vous devenez le dindon de la farce.
J’ai toujours dit que je suis dans le gouvernement
quand il est dans la légalité. Quand il sort de la légalité,
je sors de la légalité »
Abdoulaye WADE
Personne n’avait jamais fait ça. Personne, dans l’histoire contemporaine, n’a jamais été aussi loin dans la célébration loufoque. Aucun chef d’Etat n’a jamais, pour dédicacer un livre, barré des routes, convoyé des nervis pour se protéger de la clameur de ses propres citoyens. Sous le régime socialiste, les nervis voyageaient dans des cars Ndiaga Ndiaye, c’était à la mode. Sous Wade, ils voyagent en première classe avec passeports diplomatiques et frais de mission. Personne avant ce 14 mai ne s’est barricadé derrière de hautes murailles pour « fêter » un livre, présenté comme « l’histoire d’une vie ». Ce n’est pas une biographie. C’est un entretien lassant de plusieurs années dans lequel Abdoulaye Wade s’ouvre des boulevards entiers, sans obstacle, sans limite de vitesse ni dans la pudeur, ni dans l’ostentation. Parfois, quelques petites questions, pour ne pas gêner la feuille de route du caravanier solitaire. Les français, heureux de commercer avec l’une des dernières curiosités de l’ancienne colonie, ridiculisent Abdoulaye Wade sur 445 pages : « vous avez démocratisé leur vie politique, mais avez-vous suffisamment amélioré leur quotidien » ? C’est le genre de questions que les deux missionnaires posent à l’ancien tirailleur colonial, fier de comparer les traditions de son pays à celles du moyen-âge français. On croirait certains passages tout droit tirés de « Tintin au Congo ».
Ce qui est sidérant dans cet exercice, c’est que cet homme, qui se présente comme un grand travailleur, prend congé de ses citoyens pendant une semaine, pour célébrer un livre entretien. Il organise sa fête un jour ouvrable sans aucune raison apparente, si ce n’est pour combattre l’ennui d’un pouvoir déchu.
Que les journalistes servent d’antalgique à la douleur d’Abdoulaye Wade est un fait connu. Depuis qu’il s’est fait réélire le 27 février 2007, il a décidé de ne plus adresser la parole à ses « ennemis » journalistes. Il a refusé de les accueillir à Paris pour une raison différente : le président de la République ne veut pas faire parler de la nouvelle résidence réfectionnée à 6 milliards Cfa aux frais de l’Etat, dont 200 millions pour le gazon. Ce serait un peu trop, pendant que ses sujets souffrent.
Ce que je trouve injuste, c’est la malhonnêteté avec laquelle le chef de l’Etat s’en prend à Abdou Diouf qui. Malgré ses défauts, l’ancien président a fait preuve d’une grande élégance, en laissant libre cours au jeu démocratique qui a rendu possible l’alternance. L’un des passages remarqués a été cette première rencontre officielle qu’Abdoulaye Wade fait dater du « 16 ou 17 juillet » selon sa mémoire, alors qu’elle s’est tenue le 19 juillet 1983. Durant cette soirée, et dans plusieurs entretiens ultérieurs, Wade a bien déclaré qu’il avait, ce soir-là, promis à Abdou Diouf de soutenir l’augmentation des prix des denrées qu’il venait de lui annoncer. Il le dira très clairement à Marcel Mendy, qu’on ne peut pas soupçonner d’être du lot des journalistes « qui n’aiment pas le président ». Lisez bien ce que dit Abdoulaye Wade dans son nouveau livre : « Après avoir détaillé les mesures qu’il allait prendre, Abdou Diouf me demanda mon avis. Ma réponse fut : Ce sont des mesures très dures, surtout pour les militants de mon parti, qui sont des paysans (…) Il me répondit : « Je vous ai informé de la décision que j’ai prise.» Et nous nous sommes quittés. Le soir même à 20 heures 30, au moment des informations à la radio et à la télévision, l’hymne national fut suivi d’une déclaration solennelle du président de la République. A la fin, le speaker enchaîna sans transition : «Le président de la République a reçu aujourd’hui maître Abdoulaye Wade, secrétaire général du Parti démocratique sénégalais.» J’étais stupéfait de la manœuvre qui venait de s’opérer ! Diouf avait lié mon nom à ses mesures, qu’il savait impopulaires, et tenté ainsi de faire croire qu’il avait eu mon aval ».
Dans le livre Wade et le Sopi, La longue marche, Wade explique clairement au journaliste qui lui demande pourquoi, après avoir promis son soutien à Abdou Diouf la veille (et non 6 mois après), il a fait volte-face le lendemain. Le prolixe opposant répond à la page 67 du livre de Marcel Mendy paru aux éditions « Les classiques africaines » : « j’avais reçu des informations que, pendant nos discussions, le pouvoir avait tenté de débaucher des responsables de notre parti tels que Fara Ndiaye et Serigne Diop. Quand je l’ai appris, j’ai tout de suite arrêté et je suis parti en France ». S’il en avait l’occasion, il servirait d’autres réponses, toutes différentes.
Quand après avoir affirmé que Wade « nous a donné la démocratie », ses amis journalistes lui demandent s’il a amélioré « notre » niveau de vie, le président répond avec la même condescendance : « Oui, j’ai amélioré leur niveau de vie ! Pour preuve, en 2005, pour la première fois de l’histoire du Sénégal indépendant, nous avons maintenu pendant deux années successives un taux de croissance économique supérieur à 6%. Tout cela avec une remarquable tenue des finances publiques, dans un environnement international particulièrement défavorable en raison de la hausse du prix du pétrole. (…).» En 2005, le taux de croissance économique du Sénégal était à 3,2 %, selon les statistiques officielles, et Wade ne l’ignore pas. L’année d’avant, il était à 5,5%. En 2007, il était à 2% !
Au sujet du bateau Le Joola, le président de la République ne se limite pas à accuser le parti socialiste, même si la catastrophe est intervenue en 2002, suite à un arrêt pour réparations et à la décision qu’il a prise d’octroyer seulement la moitié de l’enveloppe prévue pour l’achat des deux moteurs du bateau. Wade soutient dans son nouveau livre que « tous les responsables civils et militaires ont été sanctionnés ». Non seulement aucun responsable militaire n’a été sanctionné, mais les deux ministres de l’époque ont été nommés ministres-conseillers à la présidence de la République. Youssou Sakho, ministre des Transports de l’époque, vient d’hériter d’une commission (sur la transparence !) qui lui octroie un salaire mensuel de 7 millions Cfa, le plus gros salaire jamais payé à un agent de l’Etat.
Mais ce qui fait froid dans le dos, c’est la violence et la cruauté qui traversent les pages de ce livre. Abdoulaye Wade déclare ainsi, concernant l’agression de Talla Sylla, que « Malheureusement. Dans nos traditions, l’insulte, comme on disait chez vous au Moyen Âge, se lave dans le sang. Notre société est encore largement féodale dans les esprits ». Bien que nous soyons tous en sursis, nous tous qui commettons l’imprudence de « l’insulter », il n’y a pas d’aveu plus clair, quant aux auteurs de cette agression sauvage. De tels propos n’auraient jamais été admis en France où vivent ces prétendus journalistes, auteurs de cet ouvrage à deux sous. Ce sont de tels propos qui avaient conduit des jeunes d’une vingtaine d’années, Clédor Sène, Pape Ibrahima Diakhaté et Assane Diop, à planifier l’assassinat de Me Babacar Sèye. C’est le 14 mai, veille de la date anniversaire de ce crime crapuleux qu’Abdoulaye Wade a choisi pour organiser les orgies les plus obscènes de l’histoire des publications. Quand il se réveillera ce jeudi matin de sa soirée festive, qu’il pense aux enfants de Me Babacar Sèye, à ses épouses, à ses petits enfants. Qu’il pense aux conditions dans lesquelles leur père, grand-père et époux a été sauvagement assassiné. Dans ce livre qu’il fait publier le jour même d’un crime qui ne quittera jamais sa conscience, point de remord, si ce n’est une énorme arrogance dans le ton : «Nous avons fait voter récemment une loi d’amnistie qui interdit de parler des faits. Premier magistrat du pays, je ne voudrais pas violer la loi que je suis chargé d’appliquer. » Il ne dit pas que les assassins de Me Sèye sont devenus des hommes d’affaires prospères sous son « magistère ». Il ne dit pas que le cerveau de l’affaire, Clédor Sène, a été récemment arrêté dans une affaire de trafic de drogue dure. Il ne dit pas que le « courageux » Clédor devait passer aux flagrants délits, mais a bénéficié d’une liberté provisoire, et n’a jamais été jugé.
Je ne crois pas un seul instant que cette coïncidence dans les dates soit un simple fait de hasard. Abdoulaye Wade l’a fait exprès pour piétiner la mémoire d’un sénégalais qui s’était dressé contre sa soif de pouvoir et d’argent.
J’ai dit à des amis qui pleuraient la mort de la Constitution, qu’il y a longtemps que nous n’avons plus de Constitution. Nous avons un Constitué. Il veut forcer les portes de l’histoire sans en avoir ni la grandeur ni l’élégance.
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