« Tous les hommes ont mêmes droits.
Mais du commun lot, il en est qui ont plus
de pouvoir que d’autres. Là est l’inégalité »
Aimé CESAIRE
Samuel Amet Sarr est un homme abominable. Pendant six ans, ce natif de Banjul nous a nargués avec ses boutons de manchette dorés, ses bas de soie d’Ecosse et ses binocles en titane. Il faisait peu cas des souffrances qu’il nous causait et réagissait avec mépris à nos complaintes. Il se contentait souvent de bâillements dédaigneux, alors qu’il vivait de l’argent du contribuable. Qu’il comprenne donc que je ne peux pas m’apitoyer sur son sort. Je lui ferai toujours porter la responsabilité de nos biens perdus, de nos équipements détériorés, de nos parents abandonnés dans les hôpitaux, de nos enfants morts dans les crèches, de ce jeune homme de Grand Yoff consumé par les flammes alors qu’il s’éclairait à la bougie. Et quand l’occasion se présentera de vous faire juger devant nos tribunaux, nous n’y manquerons pas, mon cher Samuel. Laissez-moi vous le dire.
Ce disant, il nous faut nous accorder sur une chose, si nous ne voulons pas voir nos espoirs se dissiper. La responsabilité de ce monsieur, qui n’avait rien dirigé qui ressemble à un ministère, est entière. Je le concède. Mais elle n’est pas totale. Celui qui vient de le remplacer au ministère de l’Energie partage la responsabilité de tous les dérapages économiques que nous avons connus jusqu’ici, y compris en matière d’Energie, puisqu’il a occupé le poste de conseiller financier du président de la République. Je le dis parce que nous nourrissons l’espoir quand tous les moyens seront mis à la disposition de Karim Wade pour qu’il réussisse, nos problèmes sont d’avance réglés. Il ne sert à rien d’entretenir une telle espérance. Ceux qui attendaient « la plus belle Corniche d’Afrique de l’ouest », dixit Karim Wade, ont eu la même mésaventure. A ce jour, certains ouvrages qui ont coûté plusieurs milliards n’ont pas été réceptionnés. Les tunnels sont inondés d’eau, alors que certains promoteurs hôteliers qui avaient bénéficié de nombreux privilèges ont pris la fuite. Quand la gestion de Farba Senghor a été décriée au Transports aériens, le génie est arrivé, toujours avec les promesses pompeuses et les formules ronflantes. Les travailleurs attendent toujours les engagements qui avaient été pris par Karim Wade. La nouvelle compagnie Sénégal Airlines, annoncée depuis un an, n’a pas encore vu le jour. L’aéroport de Diass, bouclé et financé, avait été lui aussi finalisé dans la tête de ce brillant ingénieur financier, qui voyait déjà un avion y prendre son envol en 2009.
Tous ces projets ont été de grands gouffres financiers autour desquels règne la plus grande opacité. Quand on ajoute à ces échecs patents sa cuisante défaite électorale de cette même année, on peut bien demander à Abdoulaye Wade de qui il veut se moquer, pour affirmer que son fils est le plus compétent des sénégalais. Faire tenir la mystification est une question de vie ou de mort, et c’est ce qui explique ce recours abusif à la méthode Coué. Il était persuadé qu’à force de se convaincre que son fils est le meilleur des hommes, il finirait par contaminer nos esprits. Que Karim Wade ait pu séduire quelques âmes sensibles à l’argent est un fait. L’incorrigible Modou Kara s’est senti en demeure d’exiger sa nomination comme vice-président. Mais ses états de service ne laissent pas l’ombre d’un doute. Il nous faut maintenant souffrir de la suffisance du père, de l’ignorance du fils et de l’incompétence des deux.
Le pays tout entier rougit sous l’affront, mais Abdoulaye Wade ne se sent point gêné. Sur les ruines de la République fondée par Mamadou Dia et Senghor, il veut ériger un royaume. Le magicien, comme dirait Marx, ne sait plus dominer les puissances infernales qu’il a lui-même évoquées. Il est devenu un figurant dans son propre spectacle, réduit à des missions de représentation à l’étranger.
Que ce projet diabolique découle de la folie d’un homme ou d’un plan mûrement réfléchi n’a plus aucune importance, il nous faut l’arrêter. J’ai averti ici, sans jamais être entendu, qu’il faudrait en finir avec Abdoulaye Wade avant qu’Abdoulaye Wade n’en finisse avec nous. Laissons-le agir, et nous serons autant que lui comptables devant l’histoire et devant les autres peuples qui nous observent. Or, sur ce point, les élites défaillantes se défaussent sur le peuple ou sur les journalistes pour échapper à leurs responsabilités. Au lieu de s’en prendre au fauteur, on s’en prend à celui qui le montre du doigt. Le despotisme d’Abdoulaye Wade ne doit plus servir d’alibi à notre consentement. Si nous voulons regarder demain nos enfants et petits enfants sans baisser la tête, il nous faut faire face aujourd’hui au danger qui nous guette. Il faut que notre détermination soit à la mesure de son abnégation. S’il échoue, il ne pourra pas éviter la prison à son fils. S’il réussit, nous ne pourrons pas éviter l’humiliation. Or, nous ne pouvons sacrifier notre honneur pour le bonheur de son fils.
Abdoulaye Wade n’est sans doute pas insensible à l’image qu’il laissera à l’histoire. L’homme qui appartient désormais au passé est même obsédé par son avenir, chose curieuse. S’il tient tant à se faire remplacer par son fils, c’est aussi parce qu’il est obsédé par son héritage et le jugement implacable que les générations futures porteront sur sa présidence. Les monuments qu’il construit, les immeubles qu’il achète, les chantiers qu’il ouvre sont autant de marques qu’il veut laisser aux générations futures. Quels que soient les moyens utilisés, il pense que la fin les fera oublier.
Il est étonnant qu’un homme de la stature d’Abdoulaye Wade se méprenne sur un sujet aussi important. Dans quelques années, ces ponts et autoroutes qu’il s’efforce de laisser comme la marque de son passage sur terre seront détruits et remplacés par d’autres. Son monument sera déboulonné et vendu au poids comme de la vieille ferraille. Il ne nous restera du wadisme que son papyrus indéchiffrable, Un destin pour l’Afrique, qu’aucun intellectuel sérieux n’a jamais commenté.
Les hommes qui ont marqué l’histoire n’ont rien construit. Ils ont laissé leur nom à la postérité par leur posture morale. Jésus Christ et Mohamed n’ont rien inventé, rien construit. On peut même dire d’eux qu’ils ont eu une vie peu enviable, contestés au sein de leurs communautés. Si nous les vénérons et admirons des hommes de la trempe de Gandhi et Mandela, ce n’est pas tant pour ce qu’ils ont réalisé que par leur engagement moral. Leur héritage traverse les âges parce qu’il est immatériel. Il n’est donc pas périssable. Senghor ne nous a pas laissé grand-chose comme héritage matériel. Il a émis avec Césaire, une simple idée qui a traversé les décennies et fait sa réputation de grand humaniste, la Négritude. Il nous a donné la fierté qu’Abdoulaye Wade tente de nous enlever. Chose encore plus importante, il nous a laissé quelque chose d’imaginaire et de presque fictif, un Etat. Mais c’est au nom de cette mystique de l’Etat que des milliers d’hommes se réveillent tous les jours pour donner un sens à notre existence. Si nous le laissons périr, nous périssons.
SJD
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