Sa cote de popularité est remontée avec l’opération anticorruption qu’il a lancée en mai. Youssef Chahed semble cependant de plus en plus isolé politiquement. Situation financière, réformes, climat social… Alors qu’un remaniement est attendu d’ici à la fin août, bilan de la première année du chef du gouvernement.
Le 6 août, le conseil consultatif d’Ennahdha, parti majoritaire à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), s’est joint à son leader, Rached Ghannouchi, pour inviter le chef du gouvernement, Youssef Chahed, à prendre l’engagement de ne pas se présenter à l’élection présidentielle de 2019. Une demande aussi antidémocratique qu’incongrue, la Tunisie ayant des problèmes bien plus importants à résoudre, notamment sur le plan économique, avant de songer à des échéances électorales encore lointaines.
Personne n’est dupe. L’émergence et le maintien de Youssef Chahed sur le devant de la scène perturbent les prévisions, y compris celles de son propre camp. Entré en politique au lendemain de la révolution de 2011, il participe à la fondation du parti Al Joumhouri, puis rejoint en 2013 le bureau de Nidaa Tounes, la formation fondée par Béji Caïd Essebsi, le chef de l’État. Nommé secrétaire d’État à la Pêche en février 2015, puis ministre des Affaires locales à l’occasion du remaniement de janvier 2016, il n’a jamais été considéré comme un ténor de la politique.
Chahed, la surprise
Lors de son investiture à la tête du gouvernement d’union nationale, le 27 août 2016, il avait 39 ans et le parfait profil pour apporter jeunesse et dynamisme à un système gouvernemental qui, faute de s’être renouvelé, s’était enlisé dans des pratiques complexes et improductives. Il avait surtout la confiance du président Béji Caïd Essebsi, qui l’a vu à l’œuvre pendant la campagne pour la présidentielle de 2014, puis en tant que membre du gouvernement de Habib Essib.
« Ce lien laissait à penser que Chahed serait un exécutant aux ordres du palais et des deux partis majoritaires. Il s’est révélé être un chef du gouvernement et pas un Premier ministre », confie l’un de ses plus proches collaborateurs.
Le nouveau chef du gouvernement Youssef Chahed en compagnie du président Béji Caïd Essebsi, le 3 août 2016.
Quand il s’attaque à la corruption, il perturbe un ordre tacitement établi
En un an de mandat, le locataire de la Kasbah a pourtant suivi scrupuleusement les recommandations du document de Carthage, feuille de route du gouvernement d’union entérinée par neuf partis et trois organisations nationales. Mais quand il s’attaque à la corruption, il perturbe un ordre tacitement établi.
Les arrestations effectuées depuis le 23 mai dans le cadre de la vaste opération « mains propres » qu’il a engagée sont un électrochoc pour les Tunisiens, en particulier pour la classe politique, qui craint d’être éclaboussée.
Une manœuvre qui conforte la popularité de Youssef Chahed au moment où les partis, y compris Nidaa Tounes, sentant qu’il échappait à leur emprise, se faisaient fort de critiquer les réalisations de son gouvernement.
De nombreux défis
En arrivant à la Kasbah, Chahed a hérité d’une situation critique : des indicateurs économiques en berne, un déficit des finances publiques de plus de 5,45 millions de dinars (près de 1,9 million d’euros) sur 2016, sans parler des revendications sociales de plus en plus soutenues, qui soulignaient la perte d’autorité et de contrôle de l’État sur le territoire.
Comme ces prédécesseurs, le nouveau Premier ministre n’avait pas de formule magique pour remettre le pays sur les rails. Contre toute attente, dès le premier semestre de 2017, l’économie tunisienne affichait cependant une croissance de 2,1 %, un taux encore insuffisant pour créer de l’emploi, mais laissant enfin présager des jours meilleurs, alors que l’investissement est encore au plus bas.
Pourtant, fin novembre 2016, la conférence internationale d’appui au développement économique, Tunisia 2020, avait engrangé pour plus de 19 milliards de dinars de promesses d’investissement de la part de partenaires étrangers et de bailleurs de fonds internationaux, portant principalement sur le financement de projets structurants. « On n’en a rien vu ! » persifle Mokdad Jomni, militant d’Al Irada (parti fondé en 2015 par l’ex-président Moncef Marzouki).
Et pour cause : le nouveau code des investissements, adopté en septembre 2016, n’est entré en application qu’en avril, et les partenariats public-privé (PPP), au cœur de la stratégie de relance, tardent à se mettre en place.
Chahed a écopé de la tâche lourde et délicate de réduire le nombre des 650 000 agents de l’État, dont 150 000 ont été recrutés entre 2011 et 2014
Mais le gouvernement est surtout à la peine avec les nombreuses réformes qu’il doit mener : celles du système bancaire et fiscal, de la politique monétaire, des caisses de sécurité sociale et du secteur public… Avec la tâche lourde et délicate de réduire le nombre des 650 000 agents de l’État, dont 150 000 ont été recrutés entre 2011 et 2014. « Ce sera un point de la loi de finances 2018 », assure-t-on à la Kasbah.
Le gouvernement propose, l’ARP dispose et, trop souvent, s’oppose
Dans l’attente de cet élagage, les soixante nouvelles lois en cours d’examen à l’ARP plombent la marche en avant de l’exécutif. « Le corpus juridique existant est largement suffisant pour agir », remarque Habib Karaouli, PDG de Cap Bank. Le gouvernement propose, l’ARP dispose et, trop souvent, s’oppose.
Prompte à tirer à boulets rouges sur l’équipe Chahed, elle est aussi responsable des retards et des couacs législatifs. Pourtant, elle reste sans réaction face au déficit du compte courant, qui s’est creusé à plus de 10 % du PIB au premier trimestre de 2017, et face à la dette extérieure, qui s’est envolée à 75 % du PIB cette année (contre 48 % en 2010), alors que le pays n’a plus de capacité d’emprunter à l’international et qu’il est tributaire du prêt de 2,9 milliards de dollars sur quatre ans consenti par le Fonds monétaire international (FMI).
Canal de discussion
Néanmoins, en douze mois, Youssef Chahed a remonté certains handicaps. Des pans essentiels de l’économie tunisienne ont amorcé une nette reprise : la production de phosphate fait 25 % de mieux qu’en 2016, et le secteur du tourisme a déjà enregistré 3,5 millions d’entrées depuis le début de l’année, alors qu’il comptait moins de 3 millions de visiteurs pour les huit premiers mois de 2016.
Des bons points dus, aussi, au maintien d’un calme sécuritaire, pas seulement en matière de prévention du terrorisme, mais aussi concernant la gestion des crises sociales, facteurs de déstabilisation, comme celle de Petrofac, à Kerkennah, ou encore du Kammour, dans le Sud, où les populations locales ont pris en otage la production d’hydrocarbures pour faire valoir leurs revendications.
Le chef du gouvernement s’est aménagé un canal de discussion avec les organisations nationales, notamment avec la puissante centrale syndicale de l’Union générale tunisienne du travail
Le gouvernement est parvenu à assurer une stabilité dans la conduite du pays, malgré une nette dévaluation du dinar, qui atteint de plein fouet la balance commerciale. Et, dans cette crise financière et économique qui touche au pouvoir d’achat, le chef du gouvernement s’est aménagé un canal de discussion avec les organisations nationales, notamment avec la puissante centrale syndicale de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT).
Dans un contexte extrêmement fragile, sans que son bilan soit probant, Youssef Chahed tire son épingle du jeu. Depuis qu’il a lancé ses grandes manœuvres contre la corruption – que les Tunisiens voudraient voir aboutir –, il a incontestablement renforcé sa cote de popularité, même si certains lui reprochent un manque de communication.
Ainsi, dans une enquête d’opinion réalisée en juillet par le think tank Joussour, spécialisé dans l’évaluation des politiques publiques, en juillet, 55 % des sondés disaient avoir confiance dans la gouvernance de Youssef Chahed, contre seulement 33 % en mai.
Un sondage du journal Le Maghreb, publié le 4 août, souligne quant à lui que, si 64,6 % des interrogés estiment que « le pays est sur une mauvaise pente », 81 % se disent cependant « satisfaits du rendement de Youssef Chahed ».
Dans le collimateur des partis politiques
Il n’empêche. Le chef du gouvernement dérange et est dans la parfaite solitude du coureur de fond au sein de l’arène politique, où ce discret docteur en agronomie et à l’allure de fort en thème joue son avenir.
À défaut d’être un héros, Chahed devient un empêcheur de tourner en rond
Il a su séduire la scène internationale et convaincre les bailleurs de fonds ; il s’est révélé fin stratège dans sa manière de composer avec l’hostilité d’Ennahdha et le manque de soutien de Nidaa Tounes. Sans l’appui d’un parti et sans ostentation, il a pris à témoin une population déçue de la politique, mais prompte à faire confiance à qui veut bien prendre des risques personnels pour le pays. À défaut d’être un héros, Chahed devient un empêcheur de tourner en rond.
Sa guerre contre la corruption n’est rien face à celle qui vient de lui être déclarée ouvertement », prévient Maher Haffani, un ancien cadre du Parti démocrate progressiste (PDP)
Il n’en fallait pas moins pour que le cénacle des grands partis envisage de l’écarter par une motion de censure lors du remaniement ministériel prévu fin août. S’il s’arme de courage, le chef du gouvernement pourra alors choisir de maintenir son équipe telle qu’elle est, afin d’éviter que les principaux partis ne lui imposent leurs hommes.
Il pourra aussi opter pour un réajustement limité, en limogeant notamment le ministre des Télécommunications et celui du Commerce et de l’Industrie, dont les performances laissent à désirer. Dans les deux cas, sa décision n’aurait pas besoin de l’approbation de l’ARP, mais serait considérée comme une mise devant le fait accompli, voire une provocation.
« Il lui faudra toujours garder l’initiative, sans hésitation. Sa guerre contre la corruption n’est rien face à celle qui vient de lui être déclarée ouvertement », prévient Maher Haffani, un ancien cadre du Parti démocrate progressiste (PDP) et de Nidaa Tounes. Plusieurs stratégies s’esquissent, qui visent à abattre Chahed ou, du moins, à empêcher le quadra – que certains imaginent évidemment marcher dans les pas d’un Macron – d’être un potentiel candidat en 2019.
Dans ce cas, le calendrier électoral ne lui serait pourtant pas favorable puisqu’en Tunisie les législatives se tiennent avant la présidentielle. L’un de ses amis s’interroge d’ailleurs sur l’intérêt qu’aurait Youssef Chahed à briguer le palais de Carthage : « Les prérogatives du président sont minces, l’essentiel du pouvoir est tenu par l’ARP. Chahed ne gagnerait rien à entrer dans cette course. Mais ce serait sain pour le paysage politique ! »
À moins que, comme le souhaite Béji Caïd Essebsi, le régime parlementaire, qui ne convient pas à la Tunisie, soit entre-temps modifié par amendement de la Constitution.
Une journée à la Kasbah
Tard le soir, la lumière est allumée au palais du gouvernement, place de la Kasbah. Tôt le matin aussi. À l’heure où Youssef Chahed fait le point sur son agenda du jour. Il a déjà consulté la presse en venant de Carthage, où il habite. « Il a sa manière de travailler et compte sur l’équipe qu’il a constituée pour changer les méthodes », souligne Mofdi Mseddi, chargé de communication à la primature. Dans les dédales du palais, « les hommes de Chahed » s’affairent.
Derrière les portes épaisses, rien ne filtre, mais tous ont adopté le rythme de leur patron. « Un brainstorming permanent, qui permet de cultiver les synergies », explique un conseiller, qui oublie souvent de déjeuner. « Le chef du gouvernement est un cartésien, poursuit l’une de ses collaboratrices.
Les éléments de réponse doivent être disponibles. » Une première réunion permet, chaque début de matinée, de les évoquer et de faire une synthèse de l’état d’avancement des dossiers en cours, avant d’enchaîner les rendez-vous de la journée. Y
oussef Chahed entendra différents avis pour prendre une décision – après avoir consulté au préalable le président de la République. Le chef du gouvernement, qui tient à ménager du temps dans la journée pour ses visites « sur le terrain », consacre généralement ses débuts de soirée à des discussions sur les stratégies à mettre en place, en petit comité.
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