Confondu par des fuites à répétition, le patron de Nessma TV se retrouve dans une position aussi fâcheuse qu’embarrassante. Mais il ne désarme pas.
Avec la fuite, le 17 avril, sur les réseaux sociaux de l’enregistrement d’une réunion à Nessma TV, c’est un avis de gros temps qui menace Nabil Karoui, patron de la « chaîne de la famille », créée en 2007. En des termes véhéments et outranciers, il y fait part de son intention de traîner dans la boue I Watch, affiliée à Transparency International, qui lutte contre la corruption des gouvernements et organismes étatiques.
Évasion fiscale ?
Il y a environ un an, l’ONG avait pris pour cible Nabil Karoui, 53 ans, et son frère Ghazi, 52 ans, président-directeur général de Karoui & Karoui, qu’ils ont cofondé en 1996. Après les avoir sommés de se soumettre à un audit de leurs comptes sans que ce soit pour autant dans ses prérogatives, l’ONG a publié sur son site, en juillet 2016, une enquête mettant au jour un système d’évasion fiscale présumé via une nébuleuse de sociétés et affirmant que les deux frères n’auraient pas effectué le remboursement d’un crédit de 2,5 millions de dinars contracté auprès de la Banque de l’habitat.
« Allégations infondées », ont martelé les Karoui dans des conférences de presse et sur des plateaux de télévision. Décidés à laver l’affront, les deux hommes ont déposé 23 plaintes contre I Watch, affirmant avoir remboursé leur emprunt, assorti de 433 000 dinars d’intérêts, et fait rapatrier en Tunisie depuis 2008 pas moins de 160 millions de dinars correspondant aux activités de leur groupe à l’étranger.
Le parquet a immédiatement ouvert une enquête, tandis que le fisc et la douane se penchaient sur les montages de sociétés créés par les Karoui et sur les mouvements financiers de Nessma TV, qui a un statut d’entreprise offshore. I Watch les poursuit à son tour pour diffamation et réussit à déstabiliser Nabil Karoui, qui sort de ses gonds.
Nabil est comme ça ; quand on le pousse dans les cordes, il est toujours excessif, mais cela n’en fait pas quelqu’un de mauvais
L’enregistrement fuité, qui remonte à l’été 2016, met celui-ci dans une position aussi fâcheuse qu’embarrassante. Les propos outranciers de ce pro de la communication laissent les Tunisiens médusés. Pour les proches du patron de Nessma, il s’agissait de parer aux coups par tous les moyens, mêmes illicites.
« Nabil est comme ça ; quand on le pousse dans les cordes, il est toujours excessif, mais cela n’en fait pas quelqu’un de mauvais », plaide un chef d’entreprise qui préfère garder l’anonymat pour « se préserver par ces temps délétères ».
D’autant plus que Karoui, engagé en politique dans les rangs de Nidaa Tounes, n’est pas loin de penser que les attaques d’I Watch participent d’une manœuvre visant à le décrédibiliser et soupçonne le patron d’un parti de la coalition gouvernementale d’en être l’instigateur. En juillet 2016, il dénonce dans les colonnes de JA une opération qui survient « comme par hasard juste après qu’[il s’est] positionné contre la gouvernance actuelle de Nidaa Tounes » et qui, « faisant de [lui] un affairiste, est destiné […] à [le] faire taire et à [l]’écarter de la scène politique, mais aussi à toucher un média qui dérange ».
Ambitions politiques
Depuis 2011, ce passionné de télévision est devenu un fou de politique, au point de s’imaginer un destin national. « Il a vu des moins doués que lui réussir, alors pourquoi pas lui ? » souligne encore son ami, qui rappelle qu’à la chute du régime Ben Ali Nabil Karoui avait déjà suggéré la création d’un mouvement politique qui se serait appelé Tahiya Tounes (« vive la Tunisie »).
Manifestation dénonçant les propos de Nabil Karoui, le 20 avril, à Tunis.
Il contribuera un an plus tard à la création de Nidaa Tounes, mais son art de l’ellipse, son sens de la provocation et les relations qu’il tisse, notamment avec le sulfureux homme d’affaires Chafik Jarraya, en font un personnage controversé.
Ses détracteurs au sein du parti lui reprochent son ambition, son impatience et sa propension à l’intrigue, mais ils lui reconnaissent de l’influence. Karoui avait en effet utilisé tout son entregent pour organiser, en août 2013, la rencontre du Bristol, à Paris, qui a scellé le rapprochement entre Béji Caïd Essebsi, actuel président de la République et fondateur de Nidaa Tounes, et Rached Ghannouchi, président d’Ennahdha. « L’unique issue à ce moment-là pour que le pays ne bascule pas dans la guerre civile », selon lui. Mais aussi un pied de nez aux islamistes, qui l’avaient durement attaqué après la diffusion sur sa chaîne de Persepolis, de Marjane Satrapi, en 2011.
En 2014, Nidaa remporte les élections, mais se divise autour de son leadership. Karoui choisit son camp et soutient Hafedh Caïd Essebsi, fils du père fondateur. Il contribue, selon le député Sahbi Ben Fraj, à la mise à l’écart de Mohsen Marzouk, secrétaire général du parti, en 2015.
Il prend des décisions unilatérales, propose ses propres hommes pour le gouvernement
Devenu membre du bureau exécutif de Nidaa en janvier 2016, Karoui renonce à la direction de Nessma, conformément à la loi qui interdit aux propriétaires de média d’avoir une fonction politique, et ambitionne désormais d’être le maître d’œuvre de la refonte du système tunisien, se voyant aux commandes d’un gouvernement totalement restructuré.
Toujours accompagné d’une caméra, il utilise sa chaîne pour accroître sa visibilité et multiplie les actions caritatives et les rencontres politiques. Mais, très vite, des désaccords surgissent avec Hafedh Caïd Essebsi, devenu directeur exécutif de Nidaa Tounes, sur la stratégie à suivre. « Il prend des décisions unilatérales, propose ses propres hommes pour le gouvernement et ne rend pas compte du contenu des réunions qui ont lieu à Carthage », déplorait Nabil Karoui lors de la mise en place du gouvernement d’union nationale en août 2016.
Les tensions et sa déception sont telles qu’il gèle son adhésion, pour finalement jeter l’éponge en avril 2017. Il quitte Nidaa après qu’un autre enregistrement, fuité en février 2017, rapporte une conversation où il revient sur « l’aide » qu’il a apportée au président de la République et à Nidaa Tounes et fait état d’une altercation avec Hafedh Caïd Essebsi.
Objectif municipales
Certains ont pu croire que Nabil Karoui était politiquement fini, d’autant que l’homme a été profondément affecté par la perte de Khalil, son fils de 20 ans, dans un accident de la route, en août 2016. Mais c’était méconnaître sa faculté de rebondir. Toujours aussi accro à la politique, il fait cavalier seul et vise les élections municipales de 2017 pour se créer une assise dans la perspective des législatives et de la présidentielle de 2019.
Dans un premier temps, il organise un partenariat entre Nessma et des radios privées, ce qui lui confère une audience importante sur l’ensemble du territoire. Mais la Haute Autorité indépendante de la communication audiovisuelle (Haica) met fin à cette initiative, estimant qu’elle constitue une exploitation illégale des fréquences. Autant de bâtons dans les roues pour Nabil Karoui, qui projette de soutenir des listes indépendantes aux municipales en les accompagnant avec des moyens logistiques et du conseil en communication sous la bannière Tounes el-Mansiya (« la Tunisie oubliée »).
Coutumier des sorties de route, Nabil Karoui n’est certes pas un ange, mais les attaques répétées qu’il subit laissent à penser qu’il dérange. Ses revers et la succession de polémiques lui ont forgé un moral d’acier.
Pour l’opinion publique, celui qui assurait : « Il faut viser la lune, et, si on la rate, on tombe sur les étoiles », a cependant écorné son image à force de manœuvrer et d’utiliser Nessma à ses propres fins. « C’est un mélange des genres difficile à défendre, estime un membre du Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT). Toutes ces affaires soulignent la nécessité d’une moralisation de la scène médiatique et politique et, plus généralement, de la vie publique. »
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