Malgré la traque acharnée des services de renseignements français, américains et ouest-africains, les groupes islamistes sont toujours actifs dans la sous-région du Sahel. Et se paient même le luxe de narguer les autorités.
«Si on le trouve, on le liquide ! » Depuis le déclenchement de l’opération Serval, au Mali, en janvier 2013, cette phrase lapidaire, toujours prononcée off the record, revient régulièrement dans la bouche de hauts responsables français, dès qu’il est question du Touareg Iyad Ag Ghaly. « Il nous faut juste le dénicher… », ajoutent-ils souvent.
Voilà en effet des années que le chef d’Ansar Eddine, tel un fennec connaissant le moindre terrier de l’immensité saharienne, parvient à déjouer toutes les tentatives de neutralisation. Le 2 mars, après plusieurs mois de silence radio, il s’est même payé le luxe d’apparaître dans une vidéo aux côtés des principaux chefs jihadistes opérant au Mali.
Il ne doit son salut qu’au soutien des services algériens
Les cinq hommes y annonçaient la fusion de leurs katibas respectives sous son commandement et sous la bannière noire d’Al-Qaïda. Avec son chèche sombre et sa barbe broussailleuse, le Ben Laden malien, visiblement peu affaibli par des années de clandestinité, y clame en arabe qu’il ne laissera aucun répit aux « croisés » et à leurs alliés.
Beaucoup de figures recherchées
Une énième provocation, mais surtout une nouvelle occasion manquée de lui mettre la main dessus. « Il ne doit son salut qu’au soutien des services algériens », souffle-t-on au ministère français de la Défense, où l’on pense que l’ex-séparatiste touareg converti au jihadisme pourrait se cacher, avec sa famille, à Tinzawaten, une localité algérienne frontalière de son fief d’Abeïbara, dans l’extrême nord-est du Mali.
Protégé par Alger, Iyad Ag Ghaly ? En tout cas, ce notable respecté de la tribu des Ifoghas échappe toujours aux services de renseignements occidentaux, maliens et à ceux de la sous-région, comme tant d’autres figures du jihadisme sahélo-saharien : Abou Yahya Al Hamman, l’émir d’Aqmi pour le Grand Sahara ; Hamadoun Koufa, le chef de la katiba Macina d’Ansar Eddine ; ou encore Abou Hassan Al Ansari, le leader d’Al-Mourabitoune au Mali – tous présents sur la vidéo du 2 mars aux côtés d’Ag Ghaly.
Sans oublier Abou Walid Al Sahraoui, l’émir de l’État islamique au Sahara, Ibrahim Malam Dicko, qui sème la terreur dans le nord du Burkina Faso, et le plus célèbre d’entre eux, responsable de nombreuses attaques meurtrières dans plusieurs pays de la sous-région : Mokhtar Belmokhtar, dont personne n’est en mesure d’indiquer aujourd’hui s’il est mort ou vivant.
Frappes aériennes
Réfugié en Libye, Belmokhtar, alias le « Borgne », a été visé par deux frappes aériennes en deux ans. La première, le 13 juin 2015, a été menée par des bombardiers F15 américains contre une ferme de la région d’Ajdabiya, à quelque 150 km au sud-ouest de Benghazi. « Les services de renseignements américains détenaient des clichés montrant qu’il était sur place deux jours plus tôt », assure une source militaire française.
La seconde, le 14 novembre 2016, a ciblé des maisons dans la région de Sebha, dans le Sud-Ouest libyen, et aurait été effectuée par des Rafale français, bien que Paris se soit toujours refusé à confirmer cette opération. « Nous n’avons plus aucune information sur lui depuis le bombardement d’Ajdabiya. Et lorsque nous interrogeons des membres d’Al-Mourabitoune, ils prétendent ne rien savoir à son sujet », poursuit la même source.
Opération Serval
D’autres, avant lui, ont bel et bien été éliminés : Abou Zeïd, Omar Ould Hamaha (dit « Barbe rouge »), Ahmed Al Tilemsi, Abdelkrim Al Targui… Au cours des premiers mois de l’opération Serval, plusieurs chefs jihadistes majeurs ont ainsi été « neutralisés » par les militaires français. La plupart étaient étiquetés « High Value Individuals » – « individus de haute valeur » –, selon le vocable militaire occidental.
Le 7 mars 2014, un document de la Direction du renseignement militaire (DRM), révélé par Le Monde, recensait dix-sept HVI au Sahel, au premier rang desquels Iyad Ag Ghaly. Si de hauts responsables au ministère de la Défense affirment qu’un tel listing relève du « fantasme », des exécutions ciblées de jihadistes ont pourtant été reconnues par François Hollande lui-même dans le livre Un président ne devrait pas dire ça, des journalistes Gérard Davet et Fabrice Lhomme.
Manque de moyens
Quatre ans après le déclenchement de l’opération Serval, la traque du chef d’Ansar Eddine et de ses « frères » jihadistes reste d’actualité. En raison du manque de moyens de leurs alliés africains, les services de renseignements occidentaux, en particulier français, en demeurent le principal fer de lance.
L’objectif n’est pas de tuer pour tuer, mais avant tout d’éliminer X ou Y parce qu’il constitue un rouage essentiel de l’adversaire
Dans cette vaste zone couvrant plusieurs millions de kilomètres carrés, de Bamako au sud libyen en passant par l’Adrar des Ifoghas et le Niger, Paris peut compter sur le soutien de Washington en matière de collecte d’informations. Mais lorsqu’il s’agit de frapper, les forces françaises sont presque toujours seules à la manœuvre, à l’exception notable de la Libye, où les Américains mènent régulièrement des opérations.
Agents infiltrés
Pour mener cette vaste chasse à l’homme à travers le Sahara, les responsables français de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) ont repris à leur compte la doctrine militaire américaine des 3F (find, fix, finish) – traduite par les 3T (traquer, trouver, terminer). Une conceptualisation des exécutions extrajudiciaires plus ou moins assumée. « L’objectif n’est pas de tuer pour tuer, mais avant tout d’éliminer X ou Y parce qu’il constitue un rouage essentiel de l’adversaire », tempère un bon connaisseur des questions de défense dans la sous-région.
Avant de pouvoir cibler un chef jihadiste, encore faut-il le localiser. Pour cela, les services de renseignements français et américains disposent de plusieurs moyens ISR (intelligence, surveillance, reconnaissance) survolant quotidiennement le désert à la recherche d’indices : des satellites, des drones, mais aussi des petits avions légers équipés de capteurs audio et vidéo.
Chaque téléphone, ordinateur ou carnet de notes saisi est minutieusement disséqué et exploité
La France dispose ainsi de drones Reaper à Niamey et fait souvent atterrir ses avions de surveillance à Gao ou à N’Djamena (où se trouve le QG de l’opération Barkhane), tandis que les États-Unis devraient bientôt disposer d’une nouvelle base pour leurs drones à Agadez, dans le centre du Niger. D’importants moyens d’écoute, permettant notamment d’identifier la voix des personnes ciblées, sont également utilisés.
La collecte d’informations se fait aussi au sol. Par du renseignement humain, bien sûr, à travers les interrogatoires de suspects et le travail des agents infiltrés sur le terrain, mais aussi grâce aux indices retrouvés lors d’opérations menées contre les groupes jihadistes. Chaque téléphone, ordinateur ou carnet de notes saisi est ainsi minutieusement disséqué et exploité. Ces trophées contiennent parfois des informations capitales, comme les coordonnées GPS de caches d’armes ou des numéros prometteurs, qui sont alors rapidement placés sur écoute.
Diversion
Les services de renseignements doivent œuvrer discrètement pendant des mois, voire des années, avant de repérer une cible. Ce fut le cas pour Abdelkrim Al Targui, l’un des chefs de katiba d’Aqmi, et Ibrahim Ag Inawalen, le bras droit d’Iyad Ag Ghaly, tous deux abattus par les forces spéciales françaises dans la nuit du 17 au 18 mai 2015, au nord-est de Kidal.
Début 2015, après avoir identifié un suspect qui les conduit à une réunion de hauts dirigeants d’Aqmi dans la zone de Boghassa, les services français acquièrent la certitude qu’Al Targui se trouve à proximité. Un dispositif de surveillance étroit est alors mis en place dans le périmètre. Des opérations de diversion sont montées pour ne pas éveiller sa méfiance, et d’autres pour le pousser à se dévoiler.
Commando surentraîné
Le 16 mai, Al Targui quitte une rencontre avec une dizaine de ses lieutenants. Dans son véhicule ont pris place Ag Inawalen et leurs deux gardes du corps. Pris en filature par des commandos français, les deux chefs jihadistes seront finalement abattus dans une cache rocheuse où ils avaient trouvé refuge après plusieurs heures de combat.
Comme la quasi-totalité des missions similaires menées dans la bande sahélo-saharienne ces dernières années, cette opération de « neutralisation » a été conduite par les militaires français du Commandement des opérations spéciales (COS).
Depuis Serval, les Forces spéciales françaises ont généralisé le recours aux escouades spéciales de neutralisation et d’observation pour éliminer les chefs terroristes
Depuis 2009, plusieurs dizaines de ces soldats d’élite (issus de différents régiments de l’armée de terre, de l’air et de la marine) sont basés en permanence à Ouagadougou dans le cadre du dispositif Sabre, le bras armé de l’Hexagone dans la région. Une fois qu’une cible d’importance a été repérée par les services de la DRM ou de la DGSE, ce sont eux, le plus souvent, qui interviennent pour la « traiter ».
Surentraînés, équipés d’un armement ultra-sophistiqué, ces hommes nomadisent au gré de leurs missions, en avion, en hélicoptère ou à bord de véhicules terrestres. Spécialisés dans les opérations nocturnes, ils mènent régulièrement des « infiltrations sous voile », approchant discrètement leur objectif à l’aide d’un petit parapente.
« Depuis Serval, les Forces spéciales françaises ont généralisé le recours aux Esno [escouades spéciales de neutralisation et d’observation] pour éliminer les chefs terroristes, explique le journaliste Vincent Nouzille, auteur du livre Erreurs fatales, consacré aux coulisses la lutte antiterroriste française. Il s’agit de petites équipes très mobiles et adaptées à ce genre de missions. Elles sont composées de deux à cinq personnes, dont un sniper. »
Silence
Malgré cette redoutable task force, aucun chef de premier plan n’a été neutralisé depuis la mort d’Al Targui et celle d’Ag Inawalen, il y a près de deux ans – le sort de Belmokhtar demeurant incertain. « C’est normal, explique-t-on à l’Hôtel de Brienne, le ministère français de la Défense. Pendant Serval, nous étions dans le cadre d’une guerre frontale, avec la volonté d’éradiquer tous ceux qui menaçaient le Mali. Nous les ciblions tous azimuts, en adoptant une posture très offensive.
Avec Barkhane, nous ne sommes plus dans cette logique mais dans celle du contrôle de zone, pour empêcher la recomposition de l’ennemi. » Selon différents spécialistes des questions militaires, cette traque des chefs terroristes sahéliens, qui nécessite des ressources considérables, aurait également pâti du transfert progressif des moyens français et américains sur les théâtres libyen, puis irako-syrien.
Vigilance constante
De leur côté, Iyad Ag Ghaly et ses troupes sont parfaitement au courant des techniques de leurs ennemis et redoublent de vigilance pour passer au travers des mailles du filet. Plus aucun chef ne se risque à utiliser un téléphone portable, encore moins un téléphone satellitaire. Pour communiquer, ils ont recours à des émissaires en qui ils ont pleine confiance.
Rares sont ceux, au sein de leurs propres groupes, à connaître leur localisation. Ils veillent aussi à se déplacer le moins possible. Quand ils doivent le faire, ils se montrent très prudents, par exemple en roulant de nuit, phares éteints, ou en mobilisant différents véhicules pour brouiller les pistes – aidés en cela par leur parfaite connaissance du terrain.
S’ils bivouaquent, les pick-up sont soigneusement dissimulés, et des bâches à revêtement thermique sont déployées afin de contenir la chaleur humaine, repérable par les moyens de surveillance aériens. Quant à la logistique, principalement l’approvisionnement en eau, en carburant et en nourriture, elle est sous-traitée à des groupes non jihadistes pour ne pas éveiller les soupçons.
Perceptions relatives
Dans ce jeu mortel du chat et de la souris, les jihadistes peuvent aussi compter sur la complicité, ou du moins la passivité, de certaines populations locales. Entre le sentiment, de plus en plus aigu, d’hostilité envers les soldats français (ou les Casques bleus de la Minusma, au Mali), les vexations des forces de sécurité locales contre les civils et surtout les représailles qu’ils infligent à ceux qu’ils suspectent de coopérer avec l’ennemi, les islamistes radicaux n’ont souvent aucun mal à bénéficier du silence des riverains.
Sans oublier la différence de perception frappante qui oppose parfois Occidentaux et Sahéliens sur le sort à réserver à certains chefs jihadistes, à commencer par Iyad Ag Ghaly. Alors qu’à Paris les dirigeants ne cachent pas leur désir de le liquider au plus vite, au Mali certains réclament l’ouverture de « vraies » négociations de paix à la table desquelles lui et ses compagnons prendraient place.
La Conférence d’entente nationale, qui s’est clôturée le 2 avril à Bamako, a ainsi recommandé au gouvernement d’engager des discussions avec l’ennemi public numéro un et son lieutenant Hamadoun Kouffa. Une position défendue depuis des mois par plusieurs opposants au gouvernement malien, comme Tiébilé Dramé, leader du Parti pour la Renaissance nationale (Parena), ou l’influent imam Mahmoud Dicko, président du Haut Conseil islamique (HCI).
Tous estiment qu’Ag Ghaly est incontournable et qu’aucune paix ne sera trouvée s’il n’est pas associé au processus. Un dilemme cornélien pour Ibrahim Boubacar Keïta, aujourd’hui écartelé entre les intentions guerrières de ses alliés français et l’appel au dialogue lancé par une partie de ses compatriotes.
Avec les moyens du bord
«Le rôle des services de renseignements des pays de la sous-région est fondamental, glisse un responsable français. Ils n’ont pas nos capacités techniques, mais eux seuls peuvent obtenir certaines informations sur le terrain. » Ces dernières années, notamment grâce aux efforts du G5 Sahel (qui regroupe la Mauritanie, le Mali, le Burkina Faso, le Niger, et le Tchad) et au soutien de leurs partenaires occidentaux, les services de renseignements locaux sont montés en puissance.
Chacun de nous fait ce qu’il peut avec peu de moyens
Leur coopération s’est aussi nettement améliorée depuis l’attentat de Bamako, en novembre 2015. « Je suis en contact régulier avec mes homologues, explique un responsable antiterroriste de la sous-région. Quand nous disposons d’informations susceptibles d’intéresser nos voisins, nous les prévenons systématiquement. » Mais le chantier reste immense.
« Chacun de nous fait ce qu’il peut avec peu de moyens », admet une source sécuritaire malienne. Manque de personnel, de formation, d’équipement… Les services de renseignements et les forces spéciales des pays sahéliens dépendent encore largement de leurs alliés français et américains dans la traque des principaux chefs jihadistes.
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