Lors du forum international à Sotchi, en Russie, le ministre malien des Affaires étrangères, Abdoulaye Diop, a soulevé des questions épineuses qui résonnent profondément dans les débats géopolitiques contemporains : la question du terrorisme au Sahel, les ingérences étrangères et la souveraineté des États africains. Selon Diop, le terrorisme dans la région ne doit pas être interprété comme une simple insurrection locale, mais comme une stratégie complexe manipulée par des puissances extérieures dans le but de déstabiliser les États africains et maintenir un contrôle politique sur eux. Il a particulièrement mis en cause les anciennes puissances coloniales, accusées de « fabriquer » et soutenir le terrorisme pour affaiblir les régimes africains et maintenir une domination néocoloniale.
Cette analyse s’inscrit dans un contexte où les Maliens eux-mêmes ressentent de plus en plus l'impact de l’insécurité prolongée et de l’instabilité économique. Pour une large portion de la population malienne, le terrorisme est perçu comme un phénomène nourri par des causes sociales, économiques et géopolitiques interconnectées. Le manque de développement, les inégalités sociales et l’absence d’infrastructures dans les zones rurales sont des facteurs qui facilitent la propagation des groupes djihadistes, attirant de nombreux jeunes en quête de solutions face à une pauvreté grandissante. Le discours dominant parmi les citoyens maliens est que les groupes terroristes exploitent la détresse des populations marginalisées pour élargir leur influence.
Quant aux puissances extérieures et aux multinationales…
Mais au-delà de ces causes internes, une autre analyse de plus en plus répandue au sein de la population malienne met en lumière les responsabilités des puissances étrangères et des multinationales dans la perpétuation du terrorisme. Nombreux sont ceux qui estiment que l’instabilité au Sahel sert les intérêts de puissances extérieures, notamment des acteurs occidentaux et des entreprises multinationales qui cherchent à contrôler les ressources naturelles abondantes de la région – or, pétrole, uranium et autres minerais précieux. Selon cette analyse, les ingérences étrangères profitent de l’insécurité pour exploiter ces ressources sans avoir à en partager les bénéfices avec les populations locales, tout en détournant l’attention des véritables enjeux économiques et sociaux.
Dans ce contexte, le ministre Abdoulaye Diop a vigoureusement critiqué le rôle des anciennes puissances coloniales dans ce qu’il considère comme la « fabrication » de la menace terroriste au Sahel, une menace qu’il perçoit avant tout comme un instrument géopolitique visant à maintenir la domination économique et politique sur le continent africain. Il a cité l'exemple du franc CFA, une monnaie utilisée par 14 pays africains, principalement en Afrique de l'Ouest et centrale, qui est gérée techniquement et économiquement par la France. Non seulement la Banque de France détient une partie des réserves de change de ces pays, mais elle supervise également la gestion de la monnaie et garantit sa convertibilité à un taux fixe avec l’euro, ce qui limite la souveraineté monétaire des États africains. Diop a souligné que le franc CFA représente un véritable frein au développement économique des pays africains, les maintenant dans une dépendance économique vis-à-vis de leur ancienne métropole.
Ce système, selon lui, est une forme de néocolonialisme monétaire, une « chaîne invisible » qui lie les économies africaines à celle de la France, empêchant ainsi toute initiative véritablement autonome. En effet, une partie des réserves de devises des pays utilisant le franc CFA est déposée dans un compte spécial à la Banque de France, et les pays africains n’ont pas la liberté d'utiliser pleinement ces réserves pour financer leurs projets de développement. De plus, la parité fixe du franc CFA avec l’euro, bien qu’elle puisse apporter une stabilité monétaire, prive ces pays de la flexibilité économique nécessaire pour répondre à des crises économiques ou des changements sur les marchés internationaux. Diop a donc plaidé pour l'abandon de cette monnaie, afin que les pays africains puissent réellement reprendre le contrôle de leur politique monétaire et financière, et mettre fin à ce système qui, selon lui, entrave leur véritable indépendance.
Cette critique du franc CFA s’inscrit dans un débat plus large sur la nécessité pour les pays africains de se libérer des mécanismes hérités de la colonisation, qu’ils soient économiques, politiques ou même symboliques. Diop, en évoquant cette question, souligne que l’indépendance des pays africains ne peut être complète tant que ces « chaînes » économiques perdurent. Il appelle à une refonte totale du système monétaire africain pour permettre aux pays de la zone franc CFA de développer une monnaie indépendante qui servirait leurs propres intérêts économiques, sans être sous la tutelle de la France. Ce discours fait écho aux aspirations d'un nombre croissant de pays africains qui cherchent à affirmer leur souveraineté et à se débarrasser des vestiges du colonialisme, en particulier dans un contexte de redéfinition des relations internationales et de montée en puissance de nouveaux partenaires comme la Russie.
La Russie, le virage stratégique du Mali
Ce discours de Diop fait écho à un changement géopolitique majeur du Mali, qui cherche à diversifier ses partenariats internationaux. Le ministre a insisté sur le fait que le rapprochement du Mali avec la Russie n'était pas une substitution d’un « maître » occidental par un autre. Selon lui, la Russie, qui n'a jamais été une puissance coloniale en Afrique, respecte la souveraineté des États africains et plaide pour une « décolonisation mentale », un concept qui résonne profondément avec les aspirations de nombreux pays africains à se libérer des influences extérieures.
Le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a renchéri en affirmant que la Russie continuerait de soutenir l’Afrique, en particulier dans la lutte contre le terrorisme, mais aussi dans d’autres domaines comme l’énergie, les infrastructures et la santé. Lavrov a souligné que Moscou ne cherchait pas à imposer ses conditions, contrairement aux anciennes puissances coloniales, mais à offrir une coopération respectueuse de l’indépendance des nations africaines.
Cependant, cette nouvelle orientation, bien qu’elle corresponde à une volonté de rééquilibrer les rapports de force internationaux, reste encore un pari incertain. Si la Russie s'engage à soutenir les pays du Sahel dans leur lutte contre le terrorisme, les résultats tangibles tardent à se faire sentir. En dépit de l'implication des « nouveaux partenaires », notamment du groupe Wagner, dans certaines régions, les critiques sur l'efficacité de cette coopération restent vives, notamment en ce qui concerne la lutte contre les groupes djihadistes, dont la menace demeure omniprésente.
Un virage stratégique vers la Russie et un éloignement des anciennes puissances coloniales, en particulier la France, pour le Mali qui risque de provoquer des tensions supplémentaires avec les pays occidentaux. Ces derniers voient dans ce rapprochement une remise en question de l’ordre international établi et de leur influence historique sur le continent. Pour autant, cette nouvelle orientation malienne trouve un écho dans d'autres pays du Sahel, comme le Burkina Faso et le Niger, qui privilégient désormais une coopération plus directe avec Moscou, dans les domaines militaire et économique.
Pour ces nations, il ne s'agit pas seulement de changer d'alliés, mais d e redéfinir une politique de souveraineté qui prenne en compte à la fois les défis sécuritaires et les impératifs économiques. À ce titre, la coopération avec la Russie est perçue comme un moyen de se libérer des dépendances historiques, tout en renforçant la capacité de ces pays à contrôler leurs propres ressources et à maîtriser leur développement.
En somme, le discours d’Abdoulaye Diop à Sotchi et les réactions qui en découlent mettent en lumière une question cruciale pour le Mali et pour de nombreux autres pays du Sahel. Comment articuler sécurité, souveraineté et développement dans un contexte où les ingérences étrangères, les tensions géopolitiques et les luttes internes se croisent ? Le Mali semble résolument engagé sur la voie de la réorientation géopolitique, cherchant à redéfinir ses alliances et à restaurer une souveraineté nationale mise à mal par des décennies de néocolonialisme. Toutefois, il reste à savoir si cette nouvelle stratégie géopolitique permettra véritablement au Mali de surmonter ses défis sécuritaires, de répondre aux aspirations de sa population et de favoriser un développement durable et inclusif pour ses citoyens. Seul l'avenir pourra le dire, mais le tournant pris par le Mali semble être une réponse aux frustrations profondes d'une population malienne qui, plus que jamais, cherche à se libérer des influences extérieures et à tracer son propre chemin vers un avenir plus autonome.
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