Alors que le monde des affaires est depuis longtemps le terrain de jeu favori de nombre d’entre eux, la sphère politique leur résiste encore. À moins qu’elle ne les intéresse pas vraiment…
Meubles et accessoires scintillants, imposantes colonnes avec des moulures en or 24 carats… La pièce rappelle le penthouse new-yorkais de Donald Trump. Nous sommes au siège social du groupe Congelcam, dans la salle d’attente de son président, Sylvestre Ngouchinghé…
Au téléphone, on imagine un milliardaire distant. On découvre en fait un homme chaleureux, rieur, qui assure n’avoir rien à nous dire, rien à cacher non plus. Il vient du monde rude des vendeurs de poissons à l’étal, mais accapare désormais 80 % du marché des produits de la mer au Cameroun et déclare un chiffre d’affaires annuel de 150 milliards de F CFA (environ 2,3 millions d’euros).
Lors des sénatoriales de 2013, ce natif de Bamougoum aurait aimé être l’un des candidats du Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC, au pouvoir), dans la région de l’Ouest, « parce que c’était nouveau ». Le parti n’en a pas voulu, lui proposant de se présenter aux législatives, offre qu’il a déclinée, la jugeant trop chronophage.
Surnommé « Congelcam », l’industriel a finalement été désigné par Paul Biya pour suppléer Marcel Niat Njifenji, sénateur de la région de l’Ouest, par ailleurs président du Sénat. De quoi faire grimper l’estime de l’entrepreneur pour le régime Biya, qui lui a permis de se bâtir un destin de milliardaire.
Riches ? Nombreux ? Nul ne peut l’affirmer.
Sylvestre Ngouchinghé fait pourtant partie de ces Bamilékés qu’on dit trop riches, trop nombreux, et qui nourriraient des ambitions hégémoniques. Riches ? Si les grands groupes privés locaux appartiennent en majorité à des entrepreneurs originaires de l’Ouest, l’économie camerounaise est dominée par les entreprises étrangères.
Nombreux ? Nul ne peut l’affirmer : le dernier recensement date, et la mention « race bamilékée » ne figure plus sur les registres d’état civil depuis 1987. Mais les Bamilékés restent le groupe ethnique le plus disséminé sur l’ensemble du territoire camerounais, où, souvent commerçants, ils tentent de prospérer, passant aux yeux de certains pour des envahisseurs. Dans un article du Monde diplomatique d’août 1965, ils sont décrits comme « une communauté intelligente, industrieuse, orgueilleuse […], remuante et progressiste ».
Unité
PDG du groupe Afriland (une trentaine d’entreprises dans une vingtaine de pays), Paul Fokam Kammogne est, aux yeux des Camerounais – et à son corps défendant –, l’emblématique Bamiléké déterminé à conquérir le pouvoir. Il refuse d’obéir à une quelconque injonction de se déclarer pour l’aventure présidentielle, en particulier en tant que « personnalité bamilékée nantie », lui qui revendique un profil international. « C’est un cliché qui alimente les fantasmes et met à mal l’unité nationale », plaide l’industriel.
Pour André Siaka, autre candidat idéal identifié par l’opinion, « voir dans les réalisations et les actions d’opérateurs économiques une stratégie pour accéder au pouvoir est dangereusement réducteur. La politique relève d’abord d’une aventure individuelle, et [il n’est] pas intéressé ».
Vous ne pouvez pas développer les entreprises du pays si vous n’êtes pas allié au pouvoir.
À la tête de Routd’Af, un groupe de travaux publics qui s’est imposé, en moins de trois ans, dans un secteur jusqu’ici dominé par les entreprises étrangères, l’ancien directeur général des Brasseries du Cameroun estime que politique et entrepreneuriat sont incompatibles. Membre du RDPC, il se déclare pourtant apolitique. « Vous ne pouvez pas développer les entreprises du pays si vous n’êtes pas allié au pouvoir. Si j’avais été dans l’opposition, je n’aurais pas hissé l’organisation patronale à son niveau actuel », confie encore cet ex-président du Groupement interpatronal du Cameroun (Gicam).
Secrétaire national aux droits de l’hHomme au sein du Social Democratic Front (SDF, le principal parti d’opposition), Célestin Djamen juge délétère le climat autour de ces industriels. « Notre système de gouvernance ne favorise pas l’identification de profils méritants. Désigner une tête qui dépasse, c’est la jeter en pâture. » De bonnes âmes leur recommandent de ne pas descendre dans l’arène – ils auraient trop à perdre –, mais de se poser en faiseurs de rois. « Afriland est dans le viseur de l’État depuis que les spéculations donnent Fokam Kammogne candidat », affirme l’un de ses proches, qui lui conseille de « discuter les yeux dans les yeux avec le président Paul Biya ».
À chacun « son » Bamiléké
Pourtant, tous les régimes ont gouverné en s’appuyant sur les Bamilékés. Un ex-conseiller juridique à la présidence de la République sous Ahmadou Ahidjo, puis sous Biya, rappelle que les deux présidents ont eu chacun « leurs » Bamilékés, qui ont toujours fait partie de la crème de l’élite et du premier cercle du pouvoir.
Il se souvient ainsi de l’inamovible ministre de l’Intérieur d’Ahmadou Ahidjo, Enock Kwayep, aux affaires sans discontinuer pendant plusieurs décennies. Ou encore de son très proche conseiller de l’ombre Samuel Kame. Réputé rude et connu pour ses outrances verbales, il était si dévoué à Ahidjo qu’après le départ de ce dernier il n’avait pas souhaité se mettre au service de Paul Biya.
Pour notre conseiller, le casting était plus prestigieux sous Ahidjo, avec des personnalités fortes comme Victor Kamga, ministre de la Justice du premier gouvernement postindépendance, en 1960, qui sera démis de ses fonctions de ministre de l’Information en 1966, puis jeté en prison.
En comparaison, les Bamilékés de Paul Biya semblent bien pâlots. Certes, on a connu la bouillonnante Françoise Foning, femme d’affaires et maire de Douala IV, Tchouta Moussa, ex-directeur général de l’Office national des ports du Cameroun, et Augustin Kontchou Kouomegni, ex-ministre de la Communication, ardents défenseurs du régime. Les deux premiers sont décédés, le troisième ne fait plus guère parler de lui.
procès. Si les partisans de Marcel Niat Njifenji, deuxième personnalité de l’État, veulent bien croire qu’il tire les ficelles en coulisses, ses détracteurs, eux, le disent « inoffensif et inaudible » à cause de son passé de directeur général de la société d’électricité Sonel, rebaptisée Eneo (son immense fortune viendrait de la fourniture à ladite Sonel, via sa propre société, d’eucalyptus utilisés comme poteaux électriques). L’homme passe l’essentiel de son temps dans son ranch de Nkafeng, à une vingtaine de kilomètres de Bangangté, à régler les litiges dans les chefferies voisines.
Tant qu’il vit, le président national du parti reste le candidat naturel à l’élection présidentielle.
Secrétaire général national du RDPC, Jean Nkueté non plus n’est pas épargné, ni par « ses frères » ni par des personnes de l’ethnie du président, qui lui font régulièrement des procès en incompétence. « Pourtant, relève le politologue Manassé Aboya Endong, excepté le défunt Charles Doumba, il est le plus influent des secrétaires généraux que le parti ait connus. Discret, il reste un conseiller très écouté. » Biya et Nkueté cheminent ensemble depuis quatre décennies.
De tous les collaborateurs du président à la primature, il est l’un des rares encore à ses côtés. « Niat et Nkueté considèrent Biya comme un frère et ne le trahiraient pas pour suivre un son de cloche tribal, ajoute Aboya Endong. Tant qu’il vit, le président national du parti reste le candidat naturel à l’élection présidentielle. Une révolution de palais n’est pas envisageable. Si des prétentions devaient se manifester, ce serait forcément en dehors du parti. »
Au Cameroun, il suffit parfois de se rêver un destin présidentiel pour trouver « ses Bamis ». C’est le cas de Joseph Owona, chancelier de l’université de Yaoundé au milieu des années 1980. Lui se tourne vers Bernard Fokou, propriétaire de la célèbre boucherie Ben le boucher. Il lui obtient l’exclusivité de l’approvisionnement du restaurant universitaire en produits frais.
Fokou se lance, par la suite, dans la quincaillerie. Encarté au RDPC, ce dernier détient aujourd’hui la plus grosse entreprise à capitaux camerounais. Son nom apparaît souvent dans la bien connue sous-commission de l’intendance et de la logistique, qui réunit les militants les plus fortunés et se charge du financement des événements d’envergure organisés par cette formation politique.
Représailles
Les hommes d’affaires bamilékés financent rarement un candidat non issu du parti au pouvoir, par crainte de représailles. Ex-militant du RDPC, deux fois candidat à l’élection présidentielle sous la bannière de son propre parti (Dynamique pour la renaissance nationale), Albert Dzongang raconte à l’envi cet épisode rocambolesque de sa campagne de 1997 : il avait reçu 10 millions de F CFA des mains d’un homme d’affaires, lequel ne s’était pas gêné pour les lui reprendre en découvrant qu’il se présentait contre Biya. L’argument du mécène : « Le président a les yeux et les oreilles partout. »
Pour s’investir, s’afficher et affirmer ses positions envers un candidat, mieux vaut être sûr de miser sur le bon cheval. Dans les années 1990, Joseph Kadji Defosso avait payé cher son soutien au SDF et avait dû rectifier le tir après la défaite de cette formation. Penaud, il était revenu au RDPC. Célestin Djamen (SDF) déplore « les intimidations systématiques, qui se traduisent par des redressements fiscaux fantaisistes et punitifs » et le fait que tout opérateur économique de poids soit obligé d’adhérer au parti au pouvoir.
Le militant du SDF ne s’explique d’ailleurs pas pourquoi, en hommes d’affaires aguerris, ces entrepreneurs ne créent pas des sociétés anonymes ni pourquoi ceux qui ont investi ailleurs qu’au Cameroun ne décident pas de délocaliser leurs activités s’ils se sentent menacés. L’État en pâtirait, et cela pourrait servir de leçon.
Ainsi, pas un seul industriel de l’Ouest ne serait prêt à soutenir ouvertement un candidat autre que celui du RDPC. Ce qui n’empêche pas certains journaux de faire état de notes secrètes des services de renseignements camerounais sur des patrons pro-RDPC le jour, pro-MRC (Mouvement pour la renaissance du Cameroun) la nuit, lesquels s’apprêteraient à financer la campagne de Maurice Kamto, en 2018, par des entreprises du Gicam, à la demande de Siaka.
La solidarité bamilékée, un leurre ?
Mais « c’est oublier qu’un microtribalisme prévaut entre Bamilékés. Victor Fotso ne pourrait pas financer Kamto : l’un est bandjoun, l’autre baham », soutient l’universitaire Ambroise Kom en pointant la concurrence que se livrent parfois des personnes d’un même village.
Si Albert Dzongang reconnaît que la solidarité bamilékée, tant vantée, est un leurre, hormis lors de funérailles, il est reconnaissant à Kadji Defosso de l’avoir toujours soutenu. Notamment lorsqu’il s’était lancé à la conquête du secrétariat de la section du RDPC du Littoral, à Douala, au début des années 1990.
Le milliardaire avait alors réuni les dignitaires bamilékés pour leur rappeler que c’était l’unique chance pour l’un des leurs de jouer un rôle majeur dans le département, le délégué du gouvernement et le gouverneur étant nommés par le président de la République. Au sortir de la réunion, cinq des participants s’étaient dépêchés de vendre la mèche, en dépit d’un pacte qu’ils avaient conclu par un rite.
De même, pendant les séries de grèves baptisées « villes mortes », en 1990, lors de la création du Laakam (un think tank censé défendre les intérêts et penser l’avenir des Bamilékés au sein de la République), la trahison était venue de l’intérieur. Non seulement très peu d’entre eux s’y étaient associés, mais certains avaient même dévoilé le projet au gouvernement.
En réaction au Laakam, les Bétis-Bulus (l’ethnie du président Paul Biya) avaient créé le groupe Essingan, qui reste opérationnel. « Parce qu’ils mettaient au point de véritables stratégies de conservation de pouvoir. Ils réfléchissaient et écoutaient leurs intellectuels. Les Bamilékés, eux, sont des féodaux qui attachent trop d’importance à l’argent. Seule la parole de celui qui a le plus gros portefeuille compte », regrette Ambroise Kom. « Le parti au pouvoir exploite les divisions de cette société atomisée, analyse Manassé Aboya Endong. Il a des relais locaux, dont les chefs traditionnels, prêts à suivre les pontes de Yaoundé plutôt que les leurs. »
Les Bamilékés, champions des intrigues, ne font pas de la politique : ils se contentent de plaire au chef afin d’assurer leurs arrières.
Albert Dzongang jure que « les Bamilékés, champions des intrigues, ne font pas de la politique : ils se contentent de plaire au chef afin d’assurer leurs arrières ». Cet ancien directeur de campagne de Paul Biya, connu pour son franc-parler, se remémore, amusé, les obsèques en 2014 de l’ex-édile de Bangou, Rosette Mboutchouang, la mère de la première dame (Chantal Biya).
À cet effet, le président du Sénat avait lancé un appel à cotisations. Non pas que la famille fût dans le besoin, mais il s’agissait surtout de repérer les pingres, forcément « opposants ». « C’était amusant de les voir s’agglutiner pour se faire tirer le portrait, comme preuve ultime de leur présence, donc de leur loyauté. »
Vice-président de l’Assemblée nationale et membre du comité central du RDPC, le député Théodore Datouo, qui se vante d’être à l’origine de l’installation de Rosette Mboutchouang à l’Ouest, regrette lui aussi que les Bamilékés ne s’intéressent pas vraiment à la politique, même au sein de l’hémicycle.
Il se souvient qu’ils avaient tous été « sonnés » par l’arrestation d’Yves Michel Fotso. Une humiliation pour son père, Victor, capitaine d’industrie, très proche du pouvoir. « Nos autres collègues avaient parié sur notre mobilisation. Elle n’est jamais venue… » Détenu depuis 2010, l’homme d’affaires compte désormais sur le seul soutien de Shanda Tonmé, l’un des derniers gardiens du Laakam.
Audace
Selon Célestin Djamen, qui se dit contre l’avènement d’une « République ethnique », cela traduit un manque d’audace. André Siaka s’agace de l’idée selon laquelle les Bamilékés auraient peur d’aller à la conquête du pouvoir. « C’est un a priori qui éloigne du cœur du problème. Aujourd’hui, les règles du jeu permettent-elles à tout citoyen qui le souhaite d’accéder au pouvoir correctement ? Le courage, c’est d’agir en conformité avec des valeurs qui fédèrent. »
S’il admet que, comme dans d’autres tribus, peu de Bamilékés sont disponibles pour l’aventure politique, Manassé Aboya assure qu’ils ne pourront pas remporter seuls l’élection présidentielle. Les Bétis-Bulus non plus, si les Bamilékés et les Nordistes se soutiennent. Loin de souhaiter l’arrivée d’une tribu ou d’une ethnie au pouvoir – « un pays ne se résume pas à ses tribus » – ou une quelconque rotation du pouvoir, Manassé Aboya estime qu’il faut ériger des ponts, créer des alliances entre différents groupes ethniques. « Les Bamilékés ne sont pas coupés des autres groupes ethniques. Ouverts car disséminés sur l’ensemble du territoire, ils n’ont aucun intérêt à exclure les autres. »
L’idée séduit Théophile Datouo, qui suggère un lobbying non pas en faveur d’un homme politique quelconque, mais autour d’idées et d’objectifs bien définis. Et, pour Célestin Djamen, « on pourrait commencer par une réforme du régionalisme, qui implique le retour à la méritocratie. Nul besoin d’être bamiléké pour faire cela. Tous les Camerounais sont concernés ».
2 Commentaires
Anonyme
En Avril, 2017 (01:04 AM)M
En Avril, 2017 (07:31 AM)Participer à la Discussion